Wednesday, November 5, 2014

Lola Lafon, "La petite communiste qui ne souriait jamais"

 – Actes Sud, 2014 ISBN 978-2-330-02728-5, paperback, 318 


Lu du 21 octobre au 4 novembre 2014

Mon vote


Le justaucorps du récit
…en 1988, une poignée d’étudiants courageux ont fait circuler des tracts de résistance qu’ils signaient de cette phrase : ne me cherchez pas car je suis nulle part.
C’est ainsi que finit l’élusive roman de Lola Lafon, avec une offre oblique de clé de lecture qui promet de réconcilier les sentiments contradictoires qu’on peut éprouver durant la lecture, sentiments générés exactement de cette incapacité d’établir le vrai héros de l’histoire.

J’ai eu la conviction, pendant un bon nombre de pages, que l’écrivain a nourri un monstre bicéphale, et que de sa préoccupation de ne privilégier aucune de ses deux têtes, soit le communisme ou le génie sportif, a résulté un hybride peu convaincant, puisque le symbole a été trop contorsionné afin d’entrer dans le lit procustien d’une idéologie. Et ce me semblait évident dès le titre avec son cliché irritant, car il paraissait indécent d’appliquer si à la légère une étiquette idéologique encombrante à des enfants qui ne savent rien des enjeux politiques. Il est vrai que le titre ne fasse que citer un journal américain, mais on ne peut pas s’empêcher de suspecter que son à-propos un peu tendancieux a eu également des raisons publicitaires. Même à l’intérieur du récit, je trouvais l’écart entre le ton poétique qui évoque la magie du mouvement et celui brutal réaliste qui décrit la terreur communiste trop grand pour ne pas nuire à l’unité narrative.


Pourtant, presque sans que le lecteur s’en rende compte comment, Lola Lafon s’en sort et la bête contre-nature est apprivoisée miraculeusement. La cravache de dressage que l’auteure use avec dextérité est l’intervention imaginaire de Nadia à la fin de presque chaque chapitre, un crochet narratif ingénieux qui contrecarre, complète, contredit ou démentit la voix narrative dans un contrepoint incitant qui met continuellement en doute la véridicité des affirmations, tout en élargissant la perspective, ainsi quittant le genre biographique pour entrer dans celui du roman dit de non fiction. 

Ainsi, plusieurs questions trouvent leur réponse, au fur et à mesure que le motif dans le tapis émerge. 

Premièrement, de quelle Nadia a trait le roman? Du symbole sportif, preuve de cette capacité extraordinaire de l’homme à défier en permanence ses limites? Mais cette Nadia est plus qu’un pays et une idéologie, elle aurait été la même dans n’importe quel coin du monde et sous n’importe quel régime, cette Nadia est universelle, comme tout génie. Ou de l’homme derrière le symbole, humble habitant de ce bas monde, plein de faiblesses et défauts et petites lâchetés ? Mais cette Nadia est seulement matériel de paparazzi, sortie de l’immanent et éphémère, une image d’un intérêt passager et limité

D’autre part, quel est le rôle du communisme dans le roman ? Est-il tout simplement le background des événements ou devient-il imperceptiblement le vrai héros du récit? Et la reconstruction si fidèle de l’époque de Ceausescu, est-elle plus qu’une ironie à l’adresse du monde occidental, crédule et trop prêt à accepter celui qui était « la vigueur, le directeur, le conducteur, le phare », celui qui s’est opposé à l’invasion de Tchécoslovaquie, celui qui a été décoré avec la croix de la Légion d’honneur par la France, celui qui a été visité par Nixon, celui qui a été nommé « un Kennedy de l’Est ». Ou encore une fois il est mis en évidence ce contraste entre l’image présentée au monde et ce qui se cache derrière cette image? Et ce contraste, devenu leitmotiv (le leitmotiv de l’illusion) unit les deux plans qui semblaient irréconciliables, en dévoilant la logique cachée du texte :
La petite fille d’Onesti, elle, fait flamboyer la Roumanie du bout de ses chaussons, elle fait chatoyer le communisme, devenu l’image en format carte postale d’une justaucorps blanc à l’étoile rouge, la pureté de son ardeur au travail vénérée par un Occident en manque d’ange laïque.
Ainsi arrive-t-on à une dernière question : quelle est la crédibilité du narrateur ? Est-il un historien, un biographe, ou une Shéhérazade ? Peut-on se fier de ses conversations, de ses témoignages, même de ses souvenirs ? Est-il à la recherche de la vérité, comme il aimerait nous faire croire ou tout simplement est le maître marionnettiste qui tire non seulement les ficelles de ses personnages mais aussi celles de ses lecteurs ?
Depuis que je me suis lancée dans ce projet, la fréquence de nos contacts pourrait être représentée par un graphique nerveux et absurde, parfois nous échangeons trois ou quatre fois dans la même journée, mais si elle n’est pas d’accord avec ce qu’elle vient de lire, trois semaines s’écoulent, je suis punie.
Car c’est le narrateur, finalement, qui nous révèle l’extraordinaire adresse avec laquelle Lola Lafon utilise les techniques du créateur de roman non fiction : une manipulation rusé de la réalité jusqu’à ce qu’elle devienne pure fiction. C’est-à-dire, si vous cherchez Nadia et ses collègues et son entraineur, ou la Roumanie et son président et son fils et son régime du côté de votre réalité, vous ne les trouverez nulle part. La seule réalité qu’ils habitent, merveilleusement, est celle de la fiction.

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