Monday, July 20, 2015

Octave Mirbeau, "Le journal d’une femme de chambre"

 – Éditions Fasquelle 1971



Lu du 19 juin au 16 juillet 2015

Mon vote :



Si j’avais été plus familière avec la biographie mouvementée d’Octave Mirbeau, peut-être j’aurais été moins surprise à la lecture de ce livre qui a contredit en tout temps mon horizon d’attente suggéré par le titre. Mais, dans ma bonne tradition, si je n’ai pas d’avance des connaissances sur un auteur ou une œuvre, je ne m’informe qu’à la fin d’une lecture

Je peux maintenant dire qu’à la fin je n’ai pas été étonnée d’apprendre que l’écrivain a été un anarchiste. Il y a, dans son œuvre, une volonté de détruire toute une conception romanesque bâtie par ses prédécesseurs, et n’oublions pas que nous sommes à l’aube du XXe siècle, non à sa fin ! Et il commence si doucement, si conventionnellement, avec le motif du manuscrit, souvent utilisé pour créer l’illusion de réalisme dans l’art : l’auteur nous assure que le livre a été vraiment écrit par Mlle Célestine R. et qu’il n’a fait que l’ajuster ici et là, à contrecœur, à l’insistance de l’autrice. C’est peut-être un des motifs pour lesquels certains critiques se sont hâtés de l’inscrire parmi les réalistes avec des accents naturalistes.


Mais l’approche réaliste se révèle très rapidement un canular, une ironie à l’adresse de l’ambition des écrivains du célèbre courant d’effacer les frontières entre l’art et la vie, car Mirbeau dénonce sarcastiquement les conventions littéraires, en montrant avec volupté le caractère artificiel de l’art, aussi sur le plan de l’action que sur celui de la composition et du style, et en devenant ainsi un très intéressant précurseur du postmodernisme.

Prenons, par exemple, la voix narrative, Mlle Célestine, le narrateur héros non fiable non seulement parce qu’elle jette le doute sur certains événements qu’elle raconte en faisant des suppositions qui ne seront jamais éclaircies, mais aussi à cause de ses interprétations trop  astucieuses, trop profondes pour une femme de chambre, peu importe son éducation :

 …j’avertis charitablement les personnes qui me liront que mon intention en écrivant ce journal et de n’employer aucune réticence, pas plus vis-à-vis de moi-même que vis-à-vis des autres. J’entends y mettre au contraire toute la franchise qui est en moi et, quand il le faudra, toute la brutalité qui est dans la vie. Ce n’est pas de ma faute si les âmes, dont on arrache les voiles et qu’on montre à nu, exhalent une si forte odeur de pourriture. 

Ainsi, la voix narrative se confond visiblement avec celle de l’auteur, sans aucun souci de la part du dernier de la camoufler par respect aux conventions littéraires en pleine vigueur à ce moment-là.

Puis il y a une négligence voulue de la cohérence – des petits épisodes sans rapport avec l’action principale mais qui parodient quelque actualité scandaleuse du temps de Mirbeau, comme celui du triangle conjugal dans lequel le mari et l’amant se partagent la femme en invoquant leur amitié qui partage tout.

Enfin, si le titre promet une critique sévère de l’ « upper class » par les yeux de ceux qui ont accès à tous ses secrets, les serviteurs, – et la remplit pleinement, cette promesse – il promet aussi, implicitement, un contraste entre ces deux classes sociales en faveur de celle plus humble, évidemment – et cela n’est pas tout à fait vrai : la corruption des maîtres est secondée par celle des domestiques dans une perpétuelle compétition du plus fourbe, du plus rusé, comme William enseigne sagement à Célestine  :

« Il ne faut jamais se plaindre de la bêtise de ses maîtres, ma petite Célestine… C’est la seule garantie de bonheur que nous ayons, nous autres… Plus les maîtres sont bêtes, plus les domestiques sont heureux… »

C’est un monde pas mal vicieux, celui imaginé par Mirbeau, un monde sans aucun espoir de rédemption, un monde où, comme remarquait génialement Noël Arnaud dans la préface, on voyage jusqu’au « bout de la nausée ». C’est pourquoi Célestine, si intelligente, si ironique et si fine observatrice des tares humaines, ne gagne pas la sympathie du lecteur et reste dans la zone grise qui sépare les héros des antihéros. Et c’est pourquoi son passage du côté de ceux qu’elle méprisait naguère n’est pas du tout surprenant dans ce monde où chacun guette son opportunité :

Nous avons trois garçons pour servir les clients, une bonne à tout faire pour la cuisine et pour le ménage, et cela marche à la baguette… Il est vrai qu’en trois mois nous avons changé quatre fois de bonne… Ce qu’elles sont exigeantes, les bonnes à Cherbourg, et chapardeuses, et dévergondées !... non c’est incroyable et c’est dégoûtant…


Et finalement c’est pourquoi la lecture est un peu aride, car son message, même si intéressant par sa nouveauté, est un peu trop évidemment misanthrope. Car en l’absence de l’ironie pour tempérer la laideur, les défauts dénoncés deviennent trop incommodes et leur vérité trop difficile à avaler. Qu’est-ce que vous voulez, on a malheureusement besoin de tampons pour amortir la chute du paradis, on a besoin d’antidotes pour en contrecarrer la nausée.

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