Lu du 10 au 21 avril 2014
Mon vote :
L’atrocité de la Lune, l’amertume du Soleil
En relisant ce petit volume de Poésies, m’est venue à l’esprit l’affirmation de Roland Barthes, que le langage poétique moderne commence en effet avec Arthur Rimbaud et non avec Baudelaire et mon fort esprit de contradiction m’a fait penser, dans un premier temps, qu’on peut ramasser assez d’arguments pour démontrer quand même la modernité de ce dernier. Mais je me suis rendu compte par après que, en effet, l’innovation baudelairienne porte particulièrement sur l’image artistique pendant que celle rimbaldienne est centrée aussi sur la technique et le langage poétique. Et que, même si on ne peut vraiment contester au poète des fleurs du mal le rôle du précurseur du modernisme, Rimbaud ouvre une voie encore plus large, car son œuvre contient in nuce plusieurs traits de la poésie postmoderne : la dépersonnalisation du « je », la dépoétisation du langage, l’introduction des passages narratifs, l’accent mis sur le lecteur, les effets cathartiques mais aussi désacralisants de l’ironie, l’esprit ludique – dans une polémique tendre avec toute une imagerie confortablement installée dans des critères esthétique jusqu’alors incontestables :
Tels que les excréments chauds d’un vieux colombier
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
(…)
Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,
Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin,
Avec l’assentiment des grands héliotropes. (Oraison du soir)
Avec volupté et sans ressentiment, le « je » poétique (qui n’est jamais le même, qui est toujours « un autre ») écrase irrévérencieusement la perfection artificielle de l’image poétique, trop longtemps considérée belle en vertu d’un canon qui lui cache les stéréotypies comme la célébrité de certaines statues leur cache les imperfections:
– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. (Venus Anadyomène)
Comme Baudelaire jadis, le jeune poète veille au triomphe de l’image non conventionnelle, sortie d’un mélange osé des expressions lyriques consacrées avec des mots ordinaires, crasses, vulgaires dans le but de créer un monde unique et quand même étrangement familier, avec ses propres loi et ses propres mystères, un monde à peine suggéré par une voix aux accents presque narratifs, un monde où le corps se dématérialise, redevient une ombre platonicienne qui a pris pour cave l’univers entier puisque le plus insignifiant détail se dessine sur la paroi du macrocosme :
Et le soir aux rayons de lune, qui lui font
Aux contours du cul des bavures de lumière,
Une ombre avec détails s’accroupit, sur un fond
De neige rose ainsi qu’une rose trémière...
Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond (Accroupissements)
Un univers recréé par le même « je », démiurge qui choisit non seulement d’abandonner les vieux mythes littéraires et/ ou culturelles mais de prendre pour modèle le négatif de la photo en ignorant la photo elle-même, et de bâtir tout un monde selon ce négatif, afin de rappeler que l’art n’est qu’un « jeu second » (pour emprunter la belle définition de la réalité poétique du poète roumain Ion Barbu) où la splendeur du zénith pâle devant l’appel mystérieux et un peu effrayant du nadir :
Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
ô que ma quille éclate ! ô que j’aille à la mer ! (Le bateau ivre)
Et pourtant ce monde est triste et incomplet, une imitation de l’imitation de l’imitation d’un cliché flou, en fin de compte seulement un « jeu tiers » d’une humanité affaiblie qui depuis longtemps n’écoute plus la musique des sphères, qui a perdu même la mémoire des temps jadis où la nature créait l’art et l’art créait la nature dans cet animisme de la perfection duquel on a un souvenir de plus en plus vague :
Je regrette les temps où la sève du monde,
L’eau du fleuve, le sang rose des arbres verts
Dans les veines de Pan mettaient un univers ! (Soleil et chair)
Cassandre triste et résignée, la voix poétique présage la fin d’humanité avec la fin du sens artistique, avec la perte du désir de se réfugier dans l’imagination pour nourrir ses rêves, avec la retombée dans la raison au détriment de l’émotion, avec l’enterrement définitif dans l’immanent, et la renonciation au transcendent :
Nous ne pouvons savoir !
– Nous sommes accablés
D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !
Singes d’hommes tombés de la vulve des mères,
Notre pâle raison nous cache l’infini ! (id.)
Ainsi navigue le je poétique, ivre bateau sur les mers de l’image, du langage et de la prosodie, soit chavirant vers une absurde révélation (« La Flore est diverse à peu près Comme des bouchons de carafes ! »), soit résolvant les limites linguistiques avec des solutions sur-le-champ (« Le cœur fou Robinsonne à travers les romans »), soit renonçant aux contraintes prosodiques, en inventant le vers libre, pour transformer son œuvre, sans se rendre compte, dans le plus fort argument contre sa prophétie noire que l’Art n’a plus d’avenir, vu que « …l’Homme a fini ! l’Homme a joué tous les rôles ! ».
*
Arthur Rimbaud a commencé à écrire à quinze ans et a arrêté à vingt. Dans son cas, le dire que la valeur n’attend pas le nombre des années s’avère vrai. On est toujours tenté d’imaginer, devant une œuvre inachevée ou à la mort prématurée d’un artiste, ce qu’il aurait pu être fait ou dit encore. Il semble que Rimbaud ait dit tout ce qu’il avait eu à dire pendant ces cinq ans-là. C’est tout à fait miraculeux comment cinq courtes années ont conduit à la création d’une œuvre qui a vaincu le temps justement parce qu’elle parle, comme tous les chefs-d’œuvre, non à notre raison, mais à notre âme ::
Que comprendre à ma parole ?
Il fait qu’elle fuit et vole !
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