- Traduit de l’allemand par Jean
Clairevoye – Editions Gonthier, 1979
Lu du 27 mars au 5 mai 2017
Mon vote :
J’ai essayé de me rappeler, en lisant La théorie du roman de Georges Lukacs, si
ce livre était inclus parmi ceux qu’il fallait
étudier à l’université et si oui, pourquoi je ne l’ai jamais lu.
Peut-être le motif est, tout simplement, parce qu’il faisait partie de ces
fameuses lectures obligatoires que je m’obstinais à ne pas lire comme un
proteste silencieux (on était dans les années ’80, la pire période du socialisme
roumain), contre tout ce qui avait trait à l’idéologie communiste. En tout cas,
je suis restée avec des séquelles et préjugés même trente ans après car, tout
au long de cette lecture, les implications marxistes du petit ouvrage ont
ombragé pour moi, presque irrémédiablement, son incontestable importance
philosophique et littéraire. Voilà pourquoi mes notes de lecture manquent un
peu d’enthousiasme, même si, au froid, je dois accepter sa valeur.
Il semble que les critiques à l’intérieur
du Parti communiste dont il faisait partie et qui considérait la plupart des
œuvres de Lukacs plus ou moins subversives, aient déterminé l’auteur de refuser
une réédition de son essai (paru en 1920) pendant plus de 40 ans. En tout cas,
dans l’Avant-propos de la seconde édition, écrit en 1962, il refuse toujours de
le considérer une œuvre « essentielle » en le traitant, un peu
condescendent, de travail enthousiaste mais assez superficiel, de jeunesse. En
se souvenant que l’étude a été ébauchée en 1914 comme une réaction au fait que
la social-démocratie de ces temps-là avait approuvé la guerre, contrairement
aux opinions de l’intelligentsia de gauche avec laquelle l’auteur s’identifiait, il se désiste de la méthode
utilisée (de créer les concepts généraux à partir de quelques traits
caractéristiques d’une orientation, période, pour descendre par après vers les
phénomènes singuliers afin d’avoir la vue d’ensemble), qu’il aurait choisie plutôt
parce qu’elle était à la mode que parce qu’elle était vraiment efficace. Enfin,
le plus grand mérite qu’il trouve à son essai est par rapport à la pensée
matérialiste-dialectique :
…la Théorie du roman me semble le premier livre où une éthique de gauche, orientée vers une révolution radicale, se combine à une exégèse traditionnelle et conventionnelle de la réalité.
L’étude a deux parties : une
théorique, qui met en relation les formes du genre épique avec la civilisation
et une « pratique », c’est-à-dire des études proprement-dites des
œuvres littéraires.
Les formes épiques, affirme l’auteur, ont
changé en fonction du rapport entre l’homme et la société. Les temps heureux,
comme l’âge de l’épopée, n’ont pas de philosophie, car toute philosophie nait
de la faille entre le moi et le monde. Jadis, les civilisations étaient closes
et unitaires, car la Divinité était proche de l’homme, connue comme le père est
connu par ses enfants. La seule question que l’épopée se pose est comment la
vie peut devenir essentielle, et la réponse a été donnée a priori par Homère.
Pour l’homme moderne cependant il n’y plus
de place dans le cercle métaphysique étroit des Grecs, puisque les archétypes
n’ont plus de relevance pour lui :
Notre monde est devenu immensément grand et, en chacun de ses recoins, plus riche en dons et périls que celui des Grecs ; mais cette richesse même fait disparaître le sens positif sur lequel reposait leur vie : la totalité.
Les différences entre les deux formes,
épopée et roman, proviennent justement de cette opposition : totalité/
isolement ce qui se voit à tous les niveaux narratifs : structure,
personnages, trame, style, etc. par exemple, tandis que le héros de l’épopée
n’est pas en effet un individu, son destin étant celui de la communauté avec
laquelle partage le monde intérieur, le héros de roman est isolé du monde
extérieur, il n’a plus de dieux et ses actes perdent leur valeur de symbole. En
ce qui concerne la trame, le crime et la folie, par exemple, qui n’existent pas
dans l’épopée (où le premier est toujours contrebalancé par le châtiment et la deuxième a valeur
plutôt symbolique ou est un déclencheur d’intrigue) sont dans le roman des
frontières psychologiques, en séparant le crime de l’héroïsme positif, et la folie
de la sagesse. D’ailleurs, l’intention éthique devient essentielle dans la
construction du roman, en lui donnant l’apparence d’un processus (par
opposition aux formes achevées des autres genres littéraires) ce qui le rend
finalement le plus exposé au péril de ne pas être considéré qu’à moitié comme
un art :
« …le roman est le seul genre qui
possède une caricature qui, par tout ce qui n’est pas essentiel dans sa forme,
lui ressemble presque à s’y méprendre : la littérature de divertissement
offrant tous les caractères extérieurs du roman mais qui, dans son essence,
n’est liée à rien, ne repose sur rien et manque, par conséquent, de toute
signification. »
Du point de vue chronologique et / ou
normatif l’épopée serait donc la littérature de l’enfance et de la jeunesse, avec
un équilibre parfait entre l’univers intérieur et celui extérieur. C’est avec
le roman que la littérature arrive à la maturité virile, et l’harmonie entre
les deux univers se brise pour toujours. L’antagonisme entre le héros et la
société n’arrive pas quand même à les séparer, le personnage restant lié aux
valeurs périmés de ce monde, d’une façon dégradée et indirecte (appelée par
l’auteur « démonique » par rapport au divin). De plus, ces valeurs ne
sont pas explicites dans la conscience du héros, seulement dans celle de l’écrivain,
et plutôt comme une exigence conceptuelle, éthique que comme une réalité
entièrement vécue, d’où l’attitude ironique de l’auteur envers sa propre œuvre,
étant donné qu’il connaît d’avance le caractère vain et démonique des
recherches de son héros.
C’est donc l’insuffisance, le caractère problématique de ces valeurs, non seulement dans la conscience du héros, mais aussi dans celle de l’auteur qui explique la naissance de la forme romanesque.
De cette opposition entre l’homme et le
monde, entre l’individu et la société naissent trois types fondamentaux de
roman : le roman de l’idéalisme abstrait, le roman psychologique et le
roman éducatif.
Le roman de l’idéalisme abstrait, tels Don Quichotte, ou Le Rouge et le Noir, produit un héros dont la conscience est trop
étroite par rapport à la complexité du monde, qui part à la recherche des
valeurs absolues qu’il ne connaît pas et dont il ne peut pas se rapprocher. Sa
recherche énergique mais sisyphique, qui semble toujours progresser sans jamais
avancer, a été illustrée par l’auteur à l’aide d’une image inspirée :
« Le chemin est fini, le voyage est commencé ».
Au contraire, dans le roman psychologique,
hanté du « romantisme de la désillusion », tel L’éducation sentimentale, c’est l’âme du héros qui est trop large
pour s’adapter au monde. Le héros reste passif, vaincu à l’avance par le temps qui s’interpose
entre lui et l’absolu.
Enfin, le roman éducatif, tel Les années d’apprentissage de Wilhelm
Meister, est une synthèse, une voie moyenne entre les deux. Le héros
envisageant un équilibre entre l’action (« la volonté d’intervenir
efficacement dans le monde ») et la contemplation (« l’aptitude
réceptrice » à l’égard du monde), arrive
à un renoncement conscient au monde extérieur, duquel il s’isole sans néanmoins
désespérer.
Le dernier chapitre, « Tolstoï et le
dépassement des formes sociales de la vie », voit dans l’écrivain russe le
seul qui, par le thème du retour à la nature (où se refugient ses héros
insatisfaits de l’univers de culture qui les entoure), offre la promesse
parfois d’un monde alternatif, le seul vrai, qui pourrait s’échapper à ces
catégories du roman et retourner à l’épopée. Seulement Dostoïevski, conclut
l’auteur, saura accomplir cette
promesse, mais Dostoïevski déjà n’écrivait plus de romans proprement-dits.
Dans la postface intitulée « Introduction
aux premiers écrits de Georges Lukacs », Lucien Goldman affirme que l’essai pourrait être lu comme une analyse
marxiste et dialectique de la forme romanesque conçue sur le modèle du marché
libéral du Capital, car l’histoire du
roman est similaire à celle de la bourgeoisie. L’univers romanesque ne peut
avoir un héros positif d’une part parce qu’il se rapporte à ses valeurs implicites, qui lui donnent un caractère
ambivalent (positif et négatif à la fois) et d’autre part à cause de
l’antithèse entre le monde conventionnel et le héros problématique « dont
la vie est constituée uniquement par la recherche, dégradée et démonique, de
ces valeurs authentiques. » La description de Marx de la société libérale
produisant pour le marché n’est pas différente : la production est régie
par les valeurs d’usage, de
consommation, qui sont devenues implicites, et son seul souci est quantitatif.
Les relations humaines ont été remplacées par le prix des marchandises, le
secteur économique dominant la vie sociale et agissant plus fortement que les
autres secteurs, pourvu que « dans cette société les médiations fondées
sur la fonction active de la conscience aient tendance a disparaître pour faire
place à une liaison directe entre la vie économique et la vie d’esprit. »
Goldman, en justifiant son inclusion de la
Théorie du roman dans une analyse
marxiste globale par l’évolution ultérieure de la pensée de Lukacs, considère
que cette clé de lecture est importante pour la meilleure compréhension de son
essai. Quant à moi, pour reprendre ce que je disais au début, c’est malheureusement
ce qui lui nuit un peu.
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