– ebook
Lu du 7 au 14 juin 2016
Mon vote :
Quand mon groupe de lecture a proposé pour le mois de juin le texte Cyrano
de Bergerac d’Edmond Rostand, une amie à moi a déclaré qu’elle allait le
lire seulement après avoir vu la représentation théâtrale. Sage décision, étant
donné que ce genre de textes semble conçu plutôt pour être parlé, déclamé,
joué, bref vécu publiquement que pour être lu dans l’intimité. Et pourtant,
moi, j’ai toujours aimé lire les pièces de théâtre, et, différemment de mon
amie, je préfère, si possible, lire avant de voir, apprécier ce que le texte
dit avant de m’émerveiller de la façon dont il est reproduit et si je devais
absolument choisir entre les deux options, je choisirais toujours la première
(sauf s’il s’agissait d’une distribution exceptionnelle, peut-être).
Une première raison de cette décision serait
que de cette façon tu peux être sûr d’avoir devant toi le texte intégral et non
une variante abrégée par raisons de mise en scène (ou par faute de mémoire des
acteurs 😃), ce qui, surtout dans les cas des
chefs-d’œuvre, est très important, car chaque mot est irremplaçable, même dans
les indications scéniques et les description du décor qui ne se résument jamais
à être seulement cela. Et puis, comment pourrait-on autrement capturer
l’opinion de l’auteur sur son propre œuvre, étant donné qu’il n’y a pas de voix
auctorielle plus impersonnelle et plus discrète que dans le genre
dramatique ? C’est seulement par l’entremise de ces indications et de
quelques sous-titres et/ ou autres spécifications qu’elle peut trahir un peu
son penchant pour le ludique, en influençant, rendre complice ou induire en
erreur son lecteur.
Dans le cas de Rostand, cela commence avec
les sous-titres et va continuer, discrètement, tout au long de la pièce, par
une épithète, une synecdoque, une métaphore etc., tout en contredisant
l’impersonnalité habituelle de ces énonces, comme on peut voir dans cette
description du décor:
Du même côté, second plan, immense cheminée devant laquelle, entre de monstrueux chenets, dont chacun supporte une petite marmite, les rôtis pleurent dans les lèchefrites.
…ou dans cette indication scénique :
(Toutes les têtes se sont inclinées ; – tous les yeux rêvent ; – et des larmes sont furtivement essuyées, avec un revers de manche, un coin de manteau.)
Quant aux sous-titres, dans la plus vraie
manière romantique, ils servent aussi à estomper les frontières entre les
genres dramatique et épique, car le nom de chaque acte est aussi un résumé de
celui-ci comme dans un roman : Une
représentation à l’hôtel de Bourgogne, La
rôtisserie des poètes (mon titre préféré pour son ironie gentille), Le baiser de Roxane, Les cadets de Gascogne et La gazette de Cyrano.
En effet, la pièce entière a l’air d’être une
porte-parole du romantisme, couvrant à peu près toutes ses traits, le plus
important concernant la violation de la règle de trois unités (de temps,
d’espace et d’action) que respectait si religieusement le classicisme.
Effectivement, la pièce est si longue, a tellement de personnages et se passe
dans des lieux si différentes que (selon Wikipédia) l’auteur même a cru qu’elle
serait un échec. Un autre trait romantique, la confusion voulue des genres, est
entretenu par l’appellation « Comédie héroïque en cinq actes en
vers » bien qu’il s’agisse plutôt d’une tragicomédie avec forts accents de
farce.
Pourtant la valeur de la pièce, dans mon
opinion, est notamment assurée par trois éléments : le langage, la
construction du personnage principal et l’extension de la scène vers
l’extérieur, afin de comprendre des personnages soit du monde de la fiction soit
du monde réel.
En ce qui concerne le langage, on remarque
en premier lieu la brillante utilisation du noble vers alexandrin dans des
contextes familiers et/ ou triviales, pour entrer dans un dialogue d’une tendre
ironie avec les illustres ancêtres littéraires:
« Sur les cuivres, déjà, glisse
l’argent de l’aube !
Étouffe en toi le dieu qui chante,
Ragueneau !
L’heure du luth viendra, – c’est l’heure
du fourneau ! »
Et toujours à propos de la comédie du
langage, on trouve un discret humour même dans des rimes comme tartelette/odelette,
triolet/ au lait, ministre/ sinistre, conciles/ imbéciles, ou dans des
mots-valise comme ridicoculise,
apprentif. (Off topic, j’ai enrichi mon vocabulaire avec des termes
chevaleresques tels colichemarde ou bretteur, le premier étant selon Larousse une
lame d'épée d'abord large puis s'effilant brusquement en carrelet, et le
deuxième désignant, dans la même source, celui qui aimait à se battre à l'épée).
Sur le personnage principal on a tellement
écrit qu’il serait difficile d’apporter quelque chose de nouveau. J’ajouterais
seulement que son aura et si grande qu’elle tend à engloutir les autres personnages, devenues des alter
ego, tellement est bien exploité le motif du double romantique : Christian
peut être vu comme son idéal physique, Roxanne comme sa partie féminine et son
idéal amoureux, et de Guiche comme sa partie ténébreuse, son double
négatif. Ainsi émerge l’inoubliable
figure de Cyrano de Bergerac, un héros exemplaire qui n’a jamais su ce que
signifie le mot « compromis », qui s’est mis au service de la vérité
(« Je fais, en traversant les
groupes et les ronds,/ Sonner les vérités comme des éperons ») et qui se
meurt comme un vrai héros de tragédie classique, l’épée à la main, se
battant en duel contre les maux du monde – Compromis, Préjugés, Lâchetés,
Sottise, pour laisser vivre dans la mémoire de sa postérité seulement son
« panache », vertu glorieuse mais ineffable que même Rostand trouve
difficile à définir avec précision :
« Le panache [...], c'est l'esprit de
bravoure. [...] Plaisanter en face du danger c'est la suprême politesse, un
délicat refus de se prendre au tragique ; le panache est alors la pudeur de
l'héroïsme, comme un sourire par lequel on s'excuse d'être sublime[...] »
Enfin, en ce qui concerne l’extension de
la scène vers l’extérieur dont je parlais plus tôt, il ne s’agit pas seulement
du fait que les personnages principaux sont inspirés des personnes réelles
(selon Wikipédia Savinien de Cyrano de Bergerac a été un poète qui a vécu au
XVIIe siècle, il a effectivement existé un baron de Neuvillette qui a épouse
une cousine de Cyrano mais qui s’appelait Christophe, non Christian, et le
comte de Guiche était une figure très influente à la même époque), mais aussi
du fait que d’Artagnan sort des pages du Dumas pour entrer brièvement dans
celles de Rostand, tandis que Molière quitte le monde réel pour embêter le
héros principal.
Je m’arrête. J’avais l’impression que ma
critique serait très courte, étant donné la difficulté de trouver des points de
vue nouveaux quand il s’agit de chefs-d’œuvre. Mais d’autre part n’est-il pour cela
qu’ils sont devenus des chefs-d’œuvre – parce qu’on peut en parler à l’infini,
sans les épuiser ?
Je finis donc en vous laissant savourer
une partie de la fameuse Tirade du nez, tout en méditant au fait que voilà, le
nez est lui aussi un autre personnage, dont on va se parler une autre
fois 😊 :
Ah ! non ! c’est un peu court,
jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !…
bien des choses en somme…
En variant le ton, – par exemple,
tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si
j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me
l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper
dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un
hanap ! »
Descriptif : « C’est un
roc !… c’est un pic !… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une
péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette
oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à
ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce
point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites
pattes ? »
Truculent : « Ça, monsieur,
lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de
cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre
tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le
sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un
petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se
fane ! »
Pédant : « L’animal seul,
monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur
tant d’os ! »
Cavalier : « Quoi, l’ami, ce
croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment
très commode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne
peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le
mistral ! »
Dramatique : « C’est la Mer
Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur,
quelle enseigne ! »
Lyrique : « Est-ce une conque,
êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le
visite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez,
monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur
rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé !
C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben
queuqu’melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre
cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le
mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros
lot ! »
Enfin, parodiant Pyrame en un
sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits
de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit,
le traître ! »
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