Thursday, June 11, 2015

Anton Tchekhov, "Le duel et autres nouvelles"

– Gallimard, 1989 ISBN 2-07-037433-5



Lu du 22 mai au 8 juin 2015

Mon vote :


Le droit à la médiocrité

 « Lorsque pour un effet déterminé on met en jeu le minimum de gestes, cela s’appelle la grâce. » (Anton Tchekhov)

J’avais oublié l’ineffable atmosphère de la littérature russe, avec ses héros à au moins trois noms (sans compter les diminutifs) parmi lesquels tu risques de te perdre si tu ne fais pas attention en tout temps, avec ses paysages qui alternent l’étendue infinie des steppes et l’encombrement claustrophobique de petites villes, avec ses maisons où les domovoi, ces mystérieux esprits du foyer,  accompagnent de leur chant plaintif au fond de la cheminée les discussions interminables sur le progrès, l’âme russe et le destin.

Cette atmosphère commune à toute la grande littérature russe bien que rendue unique par chaque auteur, on la retrouve pleinement dans l’anthologie d’Anton Tchekhov, Le duel et autres nouvelles, recréée dans des lignes si simples, si austères, si dénouées du tragisme, qu’à la fin de la lecture on est émerveillée d’avoir presque tout compris, d’avoir presque tout saisi, bref, d’y être. Mais peut-on vraiment comprendre ce qui l’auteur même appelait, dans une lettre à Gorki, l’état de grâce de l’artiste ?


On a beau remarquer cette apparente simplicité, ce « minimum de gestes » des récits tchekhoviens, où les personnages ratent de près un destin héroïque, en effleurant la tragédie sans jamais y plonger et qui se sauvent pourtant de l’insignifiance par la calme dignité (la même dignité dont feront preuve plus tard les dublinois de Joyce) avec laquelle ils se revendiquent le droit à  cette même vie humble et terne, à la douce médiocrité. Il y a toujours un je ne sais quoi qui s’échappe à notre interprétation, à nos essais de rentrer les personnages dans des typologies, de les comprendre à fond.  

Prenons Laïevski, le protagoniste du Duel, un jeune intellectuel qui mène une vie de vaudeville avec toutes les stéréotypies délicieuses du genre, qui en plus a un penchant pour le mélodrame, posant en victime de la civilisation et enclin à trouver les autres coupables de ses actions déshonorantes et qui change complètement de caractère après un duel qu’il ne redoutait pas vraiment et dont il ne sort pas blessé.  C’est un changement en registre mineur, enrégimentant le héros dans une vie humble et ordinaire pour laquelle il sacrifie, sur l’autel des conventions sociales qu’il méprisait tellement autrefois, ses croyances et ses rêves. C’est comme s’il devient d’un coup une preuve vivante que le caractère peut changer et gagner sa place dans la société, en infirmant ainsi l’opinion de son adversaire von Koren qu’il n’est qu’un parasite qui devrait être éliminé par la sélection naturelle, étant donné que :

Il est nuisible avant tout parce qu’il a du succès auprès des femmes et menace ainsi d’avoir une descendance, c’est-à-dire de faire cadeau au monde d’une douzaine de Laïevski débiles et pervertis comme lui. 

Et qui est Ananiev, de Lueurs,  sinon un Laïevski vieilli, qui après un geste reprobable envers une femme dans sa jeunesse s’est confronté  avec un portrait de lui-même dont il n’est pas fier, se rendant compte que sa moralité était fausse, car construite sur des « contes de nourrice » qui offraient une vision schématique, superficielle,  du bien et du mal. Lui aussi s’est résigné à ne jamais trouver le sens de l’existence humaine, mais il acquiesce pourtant un certain pouvoir de la pensée à jeter des lumières, quoique faibles,  dans le néant de l’ignorance :

Voyez-vous, les pensées de chaque individu sont pareillement éparpillées en désordre, mais tendent vers la même direction, au milieu des ténèbres, et, sans avoir rien éclairé, sans avoir illuminé la nuit, elles s’évanouissent quelque part, loin derrière la vieillesse…

Par contre, Nicolaï Stépanovitch, d’Une banale histoire, professeur émérite, décoré, célèbre, a tout réussi sur le plan professionnel, et cela lui a suffi jusqu’à ce qu’il découvre qu’une maladie incurable va le tuer bientôt. Les ténèbres d’outre-tombe le forcent de regarder de près sa vie personnelle, de reconnaître son aridité, le manque d’amour pour sa famille. Une froideur invétérée l’empêche quand même de s’ouvrir même devant sa pupille, la seule qu’il  paraît admirer. Pourtant, bien qu’il semble rater les deux relations essentielles de son existence – avec Katia (qu’il ne veut pas ou peut-être n’ose pas empêcher de ruiner sa vie) et avec la mort (qu’il redoute piteusement) la fin du récit suggère que la raideur de son esprit est plutôt une façade que son vrai être, et qu’il est dans le fond capable d’aimer :

Je l’accompagne à la porte, sans rien dire… la voilà hors de ma chambre, elle suit le long couloir, sans se retourner.  Elle sait que je l’accompagne des yeux et se retournera sans doute à l’angle.

Non, elle ne s’est pas retournée. Sa robe noire m’est apparue une dernière fois, ses pas se sont évanouis… adieu, mon incomparable !

Si Stépanovitch fait partie de l’élite intellectuelle, Missaïl, de Ma vie fait partie de l’élite sociale qu’il méprise, en la considérant fausse et malhonnête. Au chagrin de sa famille et à l’étonnement de ses amis et connaissances, il veut changer de classe sociale, en devenant ouvrier, puisqu’il se considère sans aucun talent et ne veut pas devenir un parasite. Finalement il va rester en limbe, comme un martyre raté, ne réussissant à s’identifier avec aucune des deux catégories. Mais la paix de la vie banale qui était dans le fond son but existentiel est suggérée en final dans l’image quelque peu brouillée d’une famille toute faite : lui, une fille qui l’aime mais a honte de son mode de vie et sa petite nièce. Cette image est comme un faible espoir qu’il va ainsi trouver le code de vie qu’il a tant cherché, vu que :

…la question de faire le bien ou le mal, chacun la résout pour soi, sans attendre que l’humanité en arrive à la solution de cette question par la voie d’un développement progressif. 

La fiancée,  la dernière nouvelle du volume et la dernière œuvre tchekhovienne, se construit autour du destin de Nadia, jeune fille qui, sur le point de se marier, se rend compte de la vie monotone qui l’attend et s’enfuit pour étudier et découvrir le monde. Sa rébellion ne provoque pas de grands ennuis, ni lui apporte la révélation attendue. Son histoire est comme une image en négatif des autres – elle semble la seule à avoir réussi dans sa révolte. Mais la fin jette un doute sur sa victoire :

Elle monta dans sa chambre pour faire ses préparatifs, le lendemain matin elle dit adieu aux siens et, pleine de vie et de gaieté, elle quitta sa ville – à jamais, à ce qu’elle croyait. 

Je me rends soudain compte comment il est approprié, le titre du volume – il y a, en effet, dans chaque nouvelle, un duel entre le protagoniste et une valeur soit-elle morale, sociale, philosophique, ou émotionnelle qu’il convoite et redoute en même temps : entre Laïevski et les contraintes de la société, entre Ananiev et le sens de la vie, entre Stépanovitch et l’amour, entre Missaïl et l’injustice sociale et entre Nadia et la liberté de l’esprit. Chacun jette le gant, se bat en duel et y est défendu. Ou l’est-il ? Comme je disais tout à l’heure, il y a une marge de silence qui se refuse et qui promet, et qui séduit et qui trompe toujours. Et alors ? Finalement, comme disait Roger Grenier dans sa préface extraordinaire, il suffit  de s’accorder l’âme au rythme du récit, et se contenter d’attendre une autre révélation après chaque lecture:

Le dialogue sans fin de la tristesse et de la joie, voilà le rythme même, le battement de cœur que nous devrions sentir en lisant ces nouvelles.

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