Wednesday, October 22, 2014

Boris Vian, "L'écume des jours"

Édition: 10/18, 1963




Lu du 25 avril au 1er mai 2013

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Tous les deux ou trois ans, il faut absolument que je relise L’écume des jours. Tous les deux ou trois ans, ce livre me hante.

D’où cette inlassable fascination ? Dans une charmante trouvaille, Jacques Bens la pointe dans le « langage-univers ». C’est beau, comme formule, mais incomplet, parce qu’il s’agit d’un langage ET d’un univers, non d’un univers des mots, comme dans la poésie. Les deux s’appuient et s’entrelacent en restant quand même distincts, singuliers, chacun avec sa beauté tragique, étrange, éthérique.


Beauté étourdissante d’un langage presque familier, dont l’auteur remodèle au fur et à mesure soit la forme soit la signification : des mots un peu déformés (chuiche, sacristoche), des mots-valise (pianocktail, frigiploque), de nouveaux verbes (blocnoter), des proverbes et des expressions presque connus (On n’a pas gardé les barrières ensemble; se retirer dans un coing, Suppôt de Satin), mais aussi des images paradoxales (un crucifix « auquel il manquait la croix »), des variations sur le même thème (Le Paradoxe sur le Déguelis, Le Vomi, Le Remugle, l’Encyclopédie de la Nausée, échantillons de vomi empaillé), des truismes (« On sera quand même en retard si on n’arrive pas »), des épithètes inattendues (gants de porc dépossédé, souliers de gavial consistant), des explications pseudo-scientifiques comiques («évanouissements dus à l’exaltation intra-utérine »), ou tout simplement des images d’une absurde hilarité, comme celles des livres en tirage limité sur tue-mouches ou sur papier hygiénique floral et reliés en mi-moufette, ou en peau de néant, ou en peau de velours.

Beauté encore plus bizarre d’un monde presque le nôtre, d’une candeur cruelle comme celle des enfants, qui survole la surface des choses, un monde insouciant et superficiel, qui semble s’intéresser seulement au dessein de l’écume, non à la profondeur de l’océan. Dans ce monde, les semelles quittent les chaussures qui doivent être arrosées d’engrais pour que la cuir repousse, les robes sont ornées de grillages de fer forgé, les culottes des "pédérastes d'honneur" ont des braguettes en arrière, la pauvreté rend malades les choses familières, la maladie même est un nénuphar, les armes poussent à l’aide de la chaleur humaine, l’assistance sociale se fait connaitre en égorgeant les enfants dans la vitrine et même Dieu a « un œil au beurre noir et l’air pas content ».

Le plus étonnant dans cet univers est pourtant l’apparente indifférence envers la mort. La mort est au « coing » de la rue depuis le début, mais personne n’y fait attention : Colin est l'auteur d'un accident avec beaucoup de victimes au patinoire et faillit mourir lui aussi, à son mariage le chef d’orchestre se meurt et le seul souci des autres est de camoufler le bruit qu’il fait en tombant, un vendeur s’offre à être assommé parce qu’il a demandé trop pour sa marchandise, Alise tue Jean Sol Partre avec un arrache-cœur, etc. La mort, même par meurtre, est un événement sans conséquences en dehors de la famille et des amis, jamais contrôlée ou sanctionnée par un État qui fonctionne seulement pour la collection des impôts et pour la croissance des armes. La mort s’est installée confortablement au monde que la IIe Guerre vient de mutiler, immunisé jusqu’à l’indifférence contre n’importe quelle horreur, en pleine confusion des valeurs et rejection des idéals.

Dans ce monde apparemment renversé, où l’intelligence est méprisée, où la mort est aussi banale qu’un éternuement, où la cruauté est une forme de beauté, ni même l’amour, ni même l’amitié, ni même le sacrifice ne constitue une salvation.

De ce monde est sorti ce dialogue inquiétant et hermétique, ce regard à jamais plongé dans l’abîme :
− Le plus clair de mon temps, dit Colin, je le passe à l’obscurcir.
− Pourquoi ? demanda plus bas le directeur.− Parce que la lumière me gêne, dit Colin. 


Comme toujours, obsédée par l’image sibyllinique des onze filles aveugles prêtes à piétiner sur la queue du chat, je quitte ce monde ineffable avec un sentiment indéfini de tristesse et d’émerveillement. Et avec la promesse qu’en deux ou trois ans…

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