- Grasset 1999 ISBN 9782253150268
Lu du 7 avril au 21 mai 2015
Mon
vote :
C'est curieux que je n’ai pensé ni
même un moment à la sémiose quand j’ai acheté Kant et l’ornithorynque, étant donné que
je m’attendais à ce que les catégories kantiennes soient mises en doute, mais
d’une façon ironique-philosophique, disons, car le penchant
d’Umberto Eco pour les paradoxes et les associations bizarres m'était familier (vous
rappelez-vous Comment voyager avec un
saumon ?)
De toute façon, après cette lecture je me
suis rendu compte que de la sémiose me reste quelques vagues notions de mes
années universitaires même si à un moment donné elle m’a passionnée tellement
que j’aurais aimé approfondir mes études dans cette direction. C’est-à-dire je
possédais jadis un « Contenu Molaire » alimenté de plusieurs lectures
de spécialité (dont Eco était le premier favori) que j’ai perdu graduellement
au fil des années jusqu’à ce qu’il se transforme dans un « Contenu Nucléaire »
assez rudimentaire (plus ou moins réduit à la définition « science des
signes ») et qui coïncide avec mon « Type Cognitif ».
Ben oui, c’est autour de ces trois termes
que l’auteur construit sa thèse, en offrant ainsi un modèle de sémantique
cognitive qui postule la connaissance d’un objet par expérience et non par une
détermination a priori chère à Kant. A partir d’une histoire imaginée
(les Aztèques décrivent à Montezuma un cheval qu’ils ont vu pour la première
fois) il discerne trois étapes de la sémiose en empruntant les termes de
Peirce qu’il réinterprète : firstness
– l’expérience perceptive, qui inclut automatiquement l’objet parmi ceux que
nous connaissons déjà et auxquels il ressemble : les Aztèques ont vu un
animal ; secondness – l’identification consciente de l’objet, qui
permet la construction d’un Type Cognitif TC (semblable au schème
kantien) : le TC du cheval des Aztèques (qui contenait sa caractéristique
d’animalité, la faculté d’inspirer de la terreur, la caractéristique
fonctionnelle d’être « chevauchable » etc.) leur a permis de
reconnaître les autres chevaux comme chevaux (ont créé un type leur permettant
de comparer différentes occurrences) qui ont nommés « maçatl »; thirdness – le jugement qui permet
d’élaborer ce que Eco appelle le Contenu Nucléaire CN – c’est-à-dire l’ensemble
des interprétations qui circonscrivent le signifié : les caractéristiques
que les Aztèques attribuaient à l’expression maçatl. Par après, Eco parle aussi d’un Contenu Molaire CM qui serait la connaissance élargie d’une chose,
là où a lieu la division du travail linguistique : le CM du zoologiste ou
du jockey sur le cheval.
Je n’ai pas l’intention (ni l’espace
d’ailleurs) de faire une critique approfondie de ce livre original et
séduisant. C'est pourquoi je vais plutôt glaner quelques idées qui m’ont charmée et intriguée.
D’abord, la réflexion sur l’être à
partir de l’aporie aristotélicienne selon laquelle l’être fournit un discours
sur tout, sauf lui-même. Donc sa tragédie, révélée d’Aristote jusqu’à
Cioran réside dans le fait qu’il est dit :
L’être, en tant que pensable, se présente à nous, depuis le début, comme un effet de langage. (s. a.)
Il s'ensuit qu'on peut parler de l’être
seulement de façon poétique (évidemment dans le sens d’une synecdoque :
Poète et Poésie pour Art et Artiste), même si de Platon à Baumgarten (de
l’imitation de l’imitation à gnoseologia
inferior) on considérait la
connaissance artistique inférieure à la connaissance théorique et c’est
seulement à partir du Siècle des Lumières (et cela va continuer jusqu’au Siècle du
Positivisme) qu’on remet en question les limites de la connaissance
scientifique et la Poésie est revalorisée tandis que la Philosophie est
dépréciée.
Pourtant ni même les poètes ne peuvent
parler de l’inconnaissable, et ils ne font qu’interpréter l’être (non le dire),
de deux façons (ou esthétiques – selon Heidegger) : soit par une sorte de
réalisme orphique – la paire de souliers peinte par Van Gogh nous montre
ce qu’est une paire de souliers, soit par l’herméneutique – le temple grec
comme une épiphanie de la Terre (on réinterprète le Quelque Chose dans lequel
nous sommes). On pourrait ainsi dire que si le discours poétique ne répond pas
à nos questions sur l’être, il soutient et encourage ces questions. De plus, les
artistes corrigent souvent notre type de connaissance et notre schéma
perspectif :
Cézanne ou Renoir nous ont appris à regarder d’une façon différente, dans des circonstances particulières de bonheur et de fraicheur perceptive, des feuillages et des fruits, ou l’incarnat d’une jeune fille.
Ensuite, la réinterprétation
de la référence comme acte linguistique : la synonymie, par exemple,
n’est pas une question de référent, mais de signification, car le référent ne
résulte pas d’une désignation rigide mais d’un contrat négocié par rapport aux
croyances (ou aux intentions) du locuteur et de la situation. Eco illustre
cette théorie avec l’histoire de M. Verdi, qui demande à son employé Rossi
d’espionner un autre employé, Bianchi, qui était toujours en retard après la
pause du lunch. Rossi rapporte que chaque midi « Bianchi va a casa sua
dove si intratiene con sua moglie » et parce que Verdi ne comprend pas
pourquoi Bianchi irait voir sa femme qu’il voit chaque soir en allant à la
maison, Rossi lui demande : « Posso darle del tu ? »
Cette blague, dont l’humour basé sur une
homonymie grammaticale entre le possessif et le pronom de politesse est possible
seulement en italien, m’a rappelé une autre très à l’objet et toujours
intraduisible, dont l’humour est basé sur une homonymie phonétique possible cette
fois seulement en anglais, et en plus seulement dans l’anglais
britannique :
During a Philosophy Class, the teacher asks one of his students :‘John, can you tell me who wrote Critique of Pure Reason ? ‘
‘I can’t, Sir.’‘Bravo, John, your first good answer this year.’
Enfin ce sont les histoires, à faire rire
comme celle de M. Verdi ou du « sarchiapone », à inciter
l’imagination comme celle des chevaux de Montezuma ou à susciter la curiosité
comme celles du rhinocéros-licorne de Marco Polo ou du rocher-montagne Ayers
Rock d’Australie.
Comme d’habitude, le livre d’Umberto Eco
n’est jamais une étude aride et super spécialisée, accessible seulement aux
érudites. Au contraire, elle offre généreusement une vision nouvelle du
monde, à la compréhension de chacun, mais en nous incitant de penser aux choses
que souvent nous ne croyions pas qu’il vaille la peine d’y penser :
Comment est-il possible que nous ayons deux TC distincts pour le moineau et la poule, et un seul pour les mésanges, courlis et alouettes confondus ? C’est à ce point possible que c’est réel (et par définition, tout ce qui est réel, est possible). Le TC pour les oiseaux est si « généreux » (ou vague, ou grossier) qu’il accueille tout animal ailé volant et se posant sur des arbres ou des fils électriques, de telles sorte que si nous apercevions un moineau au loin, nous ne pourrions pour l’instant qu’en faire un oiseau.
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