Wednesday, December 7, 2016

Stefan Zweig, "Marie-Antoinette"

- traduction d’Alzir Hella, Le livre de poche, Éditions Grasset & Fasquelle 1993 ; 506 p. ISBN 978-2-253-14669-8



Lu du 18 octobre au 2 décembre 2016

Mon vote :


Je ne savais pas grand-chose sur Marie-Antoinette avant de lire l’extraordinaire biographie que lui a faite Stefan Zweig. Un petit peu du côte historique – dernière reine de la France avant la Révolution française, décapitée (je pensais) en même temps que son mari, le Roi Louis XVI, un petit peu du côté culturel – une des dernières représentantes du rococo, et un petit peu du côté anecdotique (j’ai n’ai jamais traité de vraie cette histoire) – son supposé conseil au peuple affamé de manger de la brioche. Je n’étais aucunement curieuse de savoir plus d’elle (de cette époque c’est la figure de Robespierre qui m’a vraiment fasciné). Par conséquent, quand une amie, à son retour de France, m’a fait cadeau ce livre, acheté, « directement de Versailles », c’est le nom de l’auteur qui m’a poussé le lire, car je n’étais que modérément curieuse à apprendre de plus sur la vie de cette reine, dont je considérais la célébrité causée plutôt par son destin tragique que par ses exploits.

Néanmoins, la biographie de Stefan Zweig, sans contredire cette opinion, touche plutôt à son humanité qu’à sa personnalité, disons, officielle, la rendant vive, complexe et belle justement dans sa médiocrité, bref, la sortant des pages froides de l’Histoire pour faire d’elle un personnage presque littéraire. D’ailleurs, dès l’introduction, l’auteur nous avoue qu’il a voulu d’une part changer l’image controversée qu’elle a laissée à la postérité (soit de sainte, soit de pécheresse) et d’autre part montrer comment l’Histoire se charge de créer des héros malgré eux, rendant tragique même un être ordinaire, car:

…le tragique existe aussi quand une nature moyenne, sinon faible, est liée à un destin formidable, à des responsabilités personnelles qui l’écrasent et la broient, et cette forme ici me paraît même plus poignante du point de vue humain.


Ainsi le texte narratif sera-t-il organisé autour de quelques antinomies, d’ordre moral, socio-psychologique et politique : égocentrisme/ civisme (ce qu’elle a fait et ce qu’elle aurait pu/ dû faire), vie intérieure/ circonstances extérieures (les raisons psychologiques qui expliqueraient ses agissements et les raisons historiques qui ont conduit à son destin tragique), royauté/ république (avec leur idéaux opposés).

Du point de vue moral, bien que fille d’une femme tout à fait exceptionnelle, l’impératrice autrichienne Marie-Thérèse, Marie-Antoinette ne saura démontrer sa fière descendance qu’à partir du moment où sa vie change pour le pire ; le chemin qui la conduit vers la tragédie et le chemin qui la conduit vers elle-même, comme elle le dira mémorablement dans une lettre adressée à l’impératrice Catherine de Russie : « C’est dans le malheur qu’on sent davantage ce qu’on est. »

Et pourtant, observe l’auteur en suivant la rhétorique romantique, elle aurait dû s’en douter, si elle avait su lire certains mauvais auspices qui ont assombri son arrivée en France : d’abord, les fins gobelins choisis pour décorer le pavillon où a eu lieu la cérémonie de mariage, qui représentaient la légende de Jason et Médée, le pire exemple d’un mariage qui ait pu exister ; puis, mauvais signe dans la croyance populaire, la tâche d’encre qu’elle a fait à côté de sa signature sur le contrat de mariage ; enfin, la furieuse tempête qui précède son arrivée à Paris.

Mariée à quinze ans avec un adolescent lourd et dépourvu de sensibilité, ses actions pourraient être psychologiquement expliquées, croit Zweig, aussi par sa jeunesse et son tempérament superficiel (belle, charmante, gracieuse elle évitait à tout prix les choses sérieuses, comme l’éducation, la lecture, la politique) que par le manque de relation sexuelle avec son mari. En effet, Louis XVI ne sera capable d’exercer ses devoirs conjugaux qu’après sept ans, à cause d’un problème médical résolu finalement par une petite opération. Cette impotence aura des conséquences majeures sur le caractère des deux époux : pour lui, sa manque de virilité se traduira par une manque de confiance en soi, faisant de lui un roi hésitant, incapable de prendre des décisions dans les moments cruciaux ; quant à Marie Antoinette, elle cherchera d’oublier le vide matrimonial en s’entourant de gens frivoles à la recherche des plaisirs faciles :

…la destruction de l’autorité royale, en vérité, n’a pas commencé avec la prise de la Bastille, mais à Versailles. Car ce n’est pas par hasard que la nouvelle de l’impuissance sexuelle du roi et les mensonges malveillants sur l’insatisfaction sexuelle de la reine, partis du château de Versailles, parviennent si vite à la connaissance de la nation entière ; il y a là, au contraire, des raisons secrètes d’ordre politique et familial.

Cependant, au moment de la mort de Louis XV, les circonstances leur étaient très favorables, le nouveau roi et sa reine étant accueillis chaleureusement par le peuple, qui leur fait confiance. Mais le couple ne sait s’élever à la hauteur de la situation ni en profiter : le roi est préoccupé seulement de la chasse, la reine de ses distractions à Paris et à Trianon, desquels elle ne se fatigue pas pendant vingt ans, malgré les lettres sévères de sa mère qui essaie de réveiller en elle le sens du devoir. Insouciante, dépensière et coquette, elle aspire seulement au titre de la reine de l’élégance, pour devenir, selon l’auteur, l’exemple le plus éloquent des mœurs et de l’art de vivre du XVIIIe siècle, « la reine du rococo ».

Si les temps avaient été médiocres comme eux-mêmes, ils eussent fait bonne figure et vécu honorés. Mais ni Louis XVI ni Marie-Antoinette n’ont su, par une transformation intérieure et une élévation de cœur, se mettre au diapason d’une époque particulièrement dramatique ; ils ont mieux su mourir dignement que vivre fortement et héroïquement. 

Même après que le roi réussit enfin à mettre fin à son impotence et Marie-Antoinette devient mère (la scène dans laquelle elle accouche, conformément au protocole, entourée des 50 membres de la cour avides après 7 heures de travail à une fille, est inoubliable), elle continue à négliger ses devoirs de reine. Peu à peu, en s’entourant des favoris qu’elle accueille dans son petit palais à Trianon tout en excluant des noms illustres de la haute société, la reine se fait beaucoup d’ennemis, parmi lesquels, le duc d’Orléans, dont la reine a blessé l’orgueil en lui refusant le titre de grand amiral de France. C’est à sa résidence, au Palais Royal, qu’on va organiser le premier club de la Révolution, sous la conduite d’un chef faible et vaniteux qui commence une conjuration contre elle, dans un premier temps en répandant des calomnies d’abord pour réveiller et par après pour entretenir la haine du peuple.

En 1785 le concert de calomnies bat son plein, le thème est fourni, la cadence est donnée. La Révolution n’a qu’à crier dans les rues ce qu’on a inventé et rimé dans les salons pour trainer Marie-Antoinette devant le tribunal. Les mots d’ordre de l’accusation, c’est la cour qui les lui a soufflés.

C’est dans ces circonstances que commence la ténébreuse affaire du collier, mise à pied par une aventurière, Jeanne de la Motte, qui a réussi à s’insinuer dans la haute société et à convaincre le cardinal de Rohan qu’elle est une intime de la reine. Rohan voulait que la reine, qui le dédaignait, le reçoive parmi ses favoris, et Jeanne, en sachant cela, lui fournit des fausses nouvelles encourageantes, de petits billets toujours faux et lui facilite même une rencontre nocturne dans le parc de Versailles avec une fille qui ressemblait à la reine. Finalement, elle lui communique que la reine voudrait avoir un fameux collier mais n’ayant pas encore l’argent, aimerait qu’il le prenne à son nom, allant le payer plus tard. Comme Stefan Zweig, moi aussi je pense que même si la reine n’est pas coupable du point juridique dans cette affaire elle l’est du point de vue moral, car c’est sa conduite qui a encouragé les escrocs à la tromper et les gens honnêtes à croire qu’elle puisse être capable de rendez-vous douteux et des achats par intermédiaires.

Avec l’affaire du collier commence le déclin, car l’arrestation de Rohan (que la reine croit avoir comploté contre elle) a indigné Versailles et les adversaires secrets de la reine en font une cause commune. Rohan est acquitté, non comme l’exige l’accusation, avec des excuses devant la reine et une admonestation pour son « excessive témérité » mais « sans aucun blâme », ce qui laisse la reine sans défense devant la calomnie et la haine. De plus, Mme de la Motte réussit à s’évader et part pout l’Angleterre où commence à répandre des mensonges jusqu’à ce qu’on commence à considérer Marie Antoinette une dépravée et la voleuse une victime et le seule fait que la dernière se suicide dans un accès de folie va empêcher le tribunal révolutionnaire à l’appeler comme témoin au procès :

Sans cette intervention du sort, le monde aurait assisté à une comédie beaucoup plus grotesque encore que le procès du collier : on eût vu la calomniatrice acclamée à l’exécution de sa victime.

Après cette affaire, Marie Antoinette essaie de changer son image, en diminuant ses dépenses, en s’impliquant dans la politique et en renonçant à ses amis. Mais sa réputation est maintenant bien fixée dans la mémoire du peuple qui ne croit plus en elle, la hait et la regarde avec dédain.

Après la chute de la Bastille, et forcée de quitter Versailles pour se rendre à Paris sous la pression populaire, la famille royale déménage à Tuileries, où la reine commence finalement à agir en reine, en faisant « de son bureau une chancellerie, de sa chambre un cabinet de diplomate ». Mais toutes ses tentatives de sauver le trône échouent, soit à cause des hésitations perpétuelles du roi, soit par un manque de confiance dans un Mirabeau, par exemple :

L’être démoniaque inspire toujours à l’être moyen une méfiance instinctive, et Marie-Antoinette est incapable de comprendre l’amoralité grandiose de ce génie, le premier et le dernier qu’elle rencontre dans sa vie.

Après la mort de Mirabeau, son amant Fersen (les chapitres qui décrivent ce seul amour de la reine sont vraiment émouvantes) prépare un plan laborieux de fuite, qui échouera à son tour. Elle essaie alors de provoquer la guerre, en trahissant le plan de campagne des armées révolutionnaires à l’ambassadeur autrichien. Son geste pourrait être qualifié de haute trahison, si on oubliait que l’idée de patrie n’existait pas encore en ce temps-là, où le pays appartenait au roi et la trahison était considérée seulement envers lui.

Le roi est détrôné et le 21 janvier 1793 exécuté ; après quelque mois la « veuve Capet » aussi, séparée de ses enfants et de sa belle-sœur, est mise sous accusation et envoyée à la Conciergerie, la prison pour les condamnés à la mort. Personne ne bougera un doigt pour elle : ni ses beaux-frères en exil, ni son neveu l’empereur autrichien François, ni autre empereur ou roi européen.

On l’accuse de plusieurs choses, vraies ou fausses, la plus infâme étant celle d’inceste : en surprenant son fils de 8 ans se masturber, on lui suggère de déclarer qu’il ait entretenu des rapports incestueux avec sa mère et sa tante. Durant le procès aucune des accusations ne peut être prouvée – quand même Marie Antoinette est condamnée à la mort, comme l’ennemie du peuple. Portée à l’échafaud dans une charrette rudimentaire, la grande dignité avec laquelle elle fait ce dernier voyage va rester pour toujours dans la mémoire de la postérité.

 Oubliée pour quelque temps (ni même l’épouse de Napoléon, bien qu’apparentée à elle ne s’intéresse à sa tombe), son corps va être retrouvé dans un fossé commun le moment où Louis XVIII, venu au pouvoir, ordonne de trouver les cadavres de son frère et sa belle-sœur pour leur ériger un mausolée :

On se met donc à creuser. Enfin la bêche rencontre une couche plus dure. Et on reconnaît à une jarretière à moitié pourrie que la poignée de pâle poussière qu’on sort, en frémissant, de la terre humide, est la dernière trace de celle qui en son temps fut la déesse de la grâce et du goût, puis la reine éprouvée et élue de toutes les souffrances.

Avec cette image poignante de la jarretière pourrie finit la biographie de cet être qui, petit dans le bonheur, s’est racheté dans le malheur. Le travail du narrateur est fini. Comme il l’a voulu, il a réussi, et il le réitère dans sa Note finale, à créer le portrait de Marie Antoinette sans l’idéaliser, tout en respectant la loi suprême de la psychologie, qui est de rendre compréhensible l’humain et dont la tâche n’est pas d’excuser, mais d’expliquer :


Cette tâche a été tentée ici sur un être moyen qui ne doit pas son rayonnement en dehors du temps qu’à une destinée incomparable, sa grandeur intérieure qu’à l’excès de son malheur et qui, je l’espère du moins, sans qu’il soit besoin de l’exalter, peut mériter, en raison même de son caractère terrestre, l’intérêt et la compréhension du présent.

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