Thursday, December 24, 2020

Pierre Bayard, « Comment parler des livres que l’on n’a pas lus »

  - ebook

 


Lu du 8 au 16 décembre 2020

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J’étais sûre, avant de lire l’essai de Pierre Bayard (et à vrai dire, c’était la raison pour laquelle je voulais le lire), que son titre, Comment parler des livres que l’on n’a pas lu, annonce un de ces livres self-help ironiques, tellement fait partie de nos préjugés culturels l’interdiction de parler d’une œuvre sans la connaître. Eh bien, après l’avoir « parcouru », je peux finalement, trente ans après, ne plus me sentir coupable en me rappelant les examens de littérature à l’université, pour lesquels, découragée devant l’immense bibliographie, je trichais souvent en lisant seulement les critiques qui me donnaient une idée sur les contenus. En effet, il semble que, dans le fond, j’avais trouvé la meilleure façon d’en parler !

Assurément, son approche du thème de la lecture est quelque peu ironique, mais c’est une ironie gentille, sans sarcasme, et souvent une auto ironie, un acquiescement resigné des limites humaines, soient-elles psychologiques, sociales, culturelles…

Dès le début, Pierre Bayard admet qu’il faut du courage pour parler ouvertement de la non lecture, à cause d’au moins trois contraintes culturelles : l’obligation de lire (surtout les textes canoniques, dont « la liste varie selon les milieux »), l’obligation de tout lire (surtout quand on est professeur) et l’obligation de discuter seulement des livres qu’on a lus. Ces trois contraintes forcent le lecteur de mentir les autres, et de se mentir lui-même, « tant il est parfois difficile de reconnaître devant soi-même que l’on n’a pas lu tel livre considéré comme essentiel dans le milieu que l’on fréquente. »

Cela arrive peut-être parce que la notion de non-lecture n’est pas claire, il n’y a pas « une séparation nette entre lire et ne pas lire, alors que de nombreuses formes de rencontre avec les textes se situent en réalité dans un entre-deux ». Ainsi l’étude se propose-t-il d’identifier les types de non lecture et les situations concrètes où on est contraints de parler de livres non lus, afin de donner les meilleurs conseils pour ce type de discours.

Le champ de la non lecture ne couvre seulement les livres inconnus (LI) ou oubliés (LO), mais aussi les livres parcourus (LP) (l’auteur propose verbe parcourir, qu’il considère plus approprié que lire pour décrire cette activité), ou dont on a seulement entendu parler (LE).

Lorsqu’on se retrouve dans des situations où on doit parler d’un tel livre (qu’il s’agit d’un événement mondain, d’un examen, d’une rencontre avec l’auteur même ou d’une discussion avec la personne aimée), le discours qui en résulte transforme le livre discuté en livre-écran (c’est-à-dire en objet de substitution si l’on ne l’a pas lu ou si on en garde une fausse mémoire – comme des livres de notre enfance), à ajouter à la bibliothèque collective, le façonne pour devenir semblable aux autres livres intérieurs (« fragments de livres oubliés et de livres imaginaires à travers lesquels nous appréhendons le monde ») de notre bibliothèque intérieure, pour être finalement recréé à notre image, livre-fantôme de la  bibliothèque virtuelle, espace de jeu et de confrontation qui se crée lors de cette rencontre avec les bibliothèques intérieures de nos interlocuteurs.

Il s’ensuit que, si le secret est tout simplement de savoir s’orienter dans ces trois bibliothèques, on peut parler sans problème d’un livre inconnu ou oublié, si on respecte ces quatre consignes simples : reconnaître sans honte son ignorance tout en donnant son opinion ; imposer ses idées, étant donné que le livre n’est presque jamais l’objet du discours, mais sa conséquence, et son texte se modifie en fonction de nos connaissances et notre mémoire sur lui ; le reinventer en s’appuyant sur cette mobilité du texte, qui transforme les livres réels en livres-fantômes « qui surgissent au croisement des virtualités inabouties de chaque livre et de nos inconscients » ; dévier la discussion du livre vers soi-même :

Le paradoxe de la lecture est que le chemin vers soi-même passe par le livre, mais doit demeurer un passage. C’est à une traversée des livres que procède le bon lecteur, qui sait que chacun d’eux est porteur d’une partie de lui-même et peut lui en ouvrir la voie, s’il a la sagesse de ne pas s’y arrêter.

Et voilà comment la non lecture n’est plus un handicap mais une source d’activité créatrice, et, ce qu’on devrait enseigner aux cours de littérature serait plutôt de réinventer les livres au lieu de les lire, afin de les gardant à distance pour qu’ils n’envahissent pas notre univers personnel et qu’on se libère « du poids de la culture, laquelle est souvent, pour ceux qui n’ont pas été formés à la maîtriser, empêchement à être, et donc à donner la vie à des œuvres ».

 

Je ne peux finir sans ajouter à ces conseils ludiques quelques autres exemples qui mettent en évidence la même maîtrise malicieuse dans la manipulation du lecteur.

Ainsi, on constate pendant la lecture que les quatre avis (++ très positif, + positif, – négatif et ― très négatif), ne caractérisent pas seulement les livres « réels » mais aussi les livres à l’intérieur des livres, comme Le cavalier solitaire de Santa-Fé. « (LI ++) », par Buck Dexter ou La proue recourbée, « (LI —) » par Benjamin Dexter, tous les deux personnages du roman Le troisième homme, « (LP ++) » de Graham Greene ; La Java brun « (LI -) », par Dochin et Gastinel, héros du roman Ferdinaud Céline de Pierre Siniac, le recueil de poèmes Les marguerites « (LI – ) » et le roman historique L’archer de Charles IX « (LI +) », écrits par Lucien Chardon, le héros des Illusions perdues de Balzac etc. De plus, l’auteur n’hésite point à offrir des avis et à citer des œuvres inconnues, oubliées ou dont il a entendu parler, comme le livret de Rigoletto « (LO ++) », le volume d’Oscar Wilde, Selected journalism « (LI ++) », ou celui d’Alberto Manguel, Une histoire de la lecture « (LE ++) », d’où il prend la célèbre citation (présumée) du même Oscar Wilde, « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer ».

Pour confondre encore plus le lecteur, il change le fil narratif de certains livres, en sauvant de l’incendie la bibliothèque du Nom de la rose d’Umberto Eco, en unissant Rollo Martins et la maîtresse de Harry Lime du Troisième homme de Graham Greene, ou en conduisant au suicide Ringbaum, le personnage du Changement de décor de David Lodge.

Faits certes non avérés directement par les textes, mais qui, comme tous ceux que j’ai proposés au lecteur dans les œuvres dont j’ai parlé, correspondent pour moi à l’une de leurs logiques vraisemblables et en font donc à mes yeux intrinsèquement partie.

Est-il étonnant, dans ces conditions, qu’au lieu d’être toujours amusée par l’exclamation furieuse d’un citoyen indigné, qui demandait à Stephen King, dans un post sur Twitter, de prouver qu’il a lu The Stand avant de le comparer avec la situation aux États-Unis, je suis soudainement intriguée par sa profondeur?  😊

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