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Lu du 16 au 27 novembre 2020
Mon vote :
Généralement, les approches ludiques de Roland Barthes me fascinent, pourtant j’ai trouvé que dans ses Fragments d’un discours amoureux elles sont (juste) un peu forcées.
Peut-être parce que je m’attendais à un essai semblable à l’éblouissant Plaisir du texte (dont j’ai écrit – en anglais – quelques mots ici) où, au lieu de l’analyse sur texte que le titre semble suggérer, on est mis devant un fascinant portrait du texte devenu corps, non seulement concret mais sexuellement chargé – intellectuellement parlant, bien sûr, ce qui rend le tout encore plus incitant. (Il est vrai, il y a une certaine liaison entre les titres et les thèmes des deux œuvres, dans leur effort de la traduction d’une émotion dans un signe linguistique et vice versa - ce qui n’a rien d’étonnant, bien sûr, vu que l’auteur est un fameux sémiologue).
Peut-être parce que j’ai trouvé cette dissection du sentiment de l’amour un peu trop rigoureuse, avec son effort d’expliquer l’ineffable à travers le langage tout en déniant quand même qu’il s’agit d’un diagnostic linguistique. Je sais bien que son thème est inspiré par les idées du post-structuralisme, qui encourage l’étude des phénomènes sociaux à travers la structure même dans laquelle ils se construisent (et qui peut être le langage). En même je l’ai trouvée un peu dérisoire : sous le déguisement d’une approche sérieuse, scientifique, j’ai senti (peut-être à tort) une certaine condescendance, une réduction un peu triviale du sentiment au langage et vice versa, malgré les citations des œuvres célèbres apportées à l’appui.
Il est bien possible que mon désappointement provienne aussi du fait que Barthes a cherché d’escamoter le vrai but de son livre, celui de traduire les émotions en figures de langage. En effet, il promet au lecteur, depuis le début, qu’au lieu de réduire l’amoureux au « sujet symptomal », il va chercher dans sa voix l’inactuel, l’intraitable, en simulant le discours amoureux (car il ne s’agit jamais d’un dialogue, étant donné que le seul qui parle est l’amoureux, non l’objet aimé). Pour ce faire, il tentera de donner au discours le sens originaire, c’est-à-dire dis-cursus, « l’action de courir çà et là », s’imaginant un amoureux athlète qui fait du slalom parmi plusieurs « figures » (qui ne seraient plus entendues dans leur acception rhétorique, mais dans le même sens athlétique), se démenant dans ce sport « un peu fou », pendant lequel « il se dépense, comme l’athlète; il phrase, comme l’orateur; il est saisi, sidéré dans un rôle, comme une statue. La figure, c’est l’amoureux au travail. »
En fait, l’auteur ne peut résister à comparer le sentiment amoureux qui guide ces figures avec le sentiment linguistique qui guide les figures linguistiques. Ainsi, chaque mot défini dans les chapitres sera plus d’une attitude, d’un émoi, d’une métamorphose de l’amoureux, sera une figure qui capture le suspense de son discours.
Et, parce qu’il n’y a pas une émotion plus importante que l’autre dans ce parcours (même s’il y a une construction narrative, sans relevance ici), les figures ne s’hiérarchisent pas, vu qu’elles dépendent d’un hasard, non de la logique , ressemblant à des Érinyes qui « s’agitent, se heurtent, s’apaisent, reviennent, s’éloignent, sans plus d’ordre qu’un vol de moustiques. Le dis-cursus amoureux n’est pas dialectique; il tourne comme un calendrier perpétuel, une encyclopédie de la culture affective (dans l’amoureux, quelque chose de Bouvard et Pécuchet). »
Voilà pourquoi l’auteur a choisi de les mettre en ordre alphabétique, ce qui a pour résultat cette structure en toile d’araignée qui a rendu fameuse la collection « Tel Quel » (où le livre est paru), chaque figure ayant autour d’elle plusieurs références : aux lectures régulières (Werther), aux lectures insistantes (Platon, psychanalyse, Nietzsche) aux lectures occasionnelles, aux conversations d’amis, à sa propre vie.
L’essai comprend (si j’ai bien compté) 80 « figures », en commençant avec « s’abîmer » pour finir avec « vouloir saisir ». au début de chaque chapitre il y a une définition de la figure, suivie de fragments discursifs qui lui précisent les nuances ou degrés.
Par exemple, « ABSENCE », définie comme « (t)out épisode de langage qui met en scène l’absence de l’objet aimé - quelles qu’en soient la cause et la durée – et tend à transformer cette absence en épreuve d’abandon », est présente dans le discours de l’amoureux en huit formes/ manifestations/ degrés/ nuances (je n’arrive pas à me décider quel est le meilleur mot) : lamentation (« l’absent, c’est l’autre », celui qui aime toujours moins); féminisation (puisque c’est la femme qui a le temps de donner forme à l’absence, disons en tissant ou en chantant, par conséquent, « dans tout homme qui parle l’absence de l’autre, du féminin se déclare ») ; oubli (forme nécessaire d’infidélité pour la supporter, si l’amoureux qui ne veut pas mourir par excès, fatigue et tension de mémoire, tel Werther); soupir (devant la perte d’unité androgyne), manipulation (afin de retarder « aussi longtemps que possible l’instant où l’autre pourrait basculer sèchement de l’absence dans la mort »), désir et besoin (« il y a les bras levés du Désir, et il y a les bras tendus du Besoin. J’oscille, je vacille entre l’image phallique des bras levés et l’image pouponnière des bras tendus »), invocation (de l’image de l’absent pour contrecarrer le chant de sirène du monde), récupération (de sa propre vérité à travers l’absence de l’autre, comme dans le Koan bouddhique de la tête sous l’eau – le maître tient la tête de son disciple dans l’eau jusqu’au dernier moment pour qu’il comprenne qu’il faut désirer la vérité comme il désire l’air).
CŒUR est une figure qui « vaut pour toutes sortes de mouvements et de désirs, mais ce qui est constant, c’est que le cœur se constitue en objet de don - soit méconnu, soit rejeté », et il se reflète dans le discours de trois façons, soit comme organe érectile, « l’organe du désir (le cœur se gonfle, défaille, etc., comme le sexe), tel qu’il est retenu, enchanté, dans le champ de l’Imaginaire », soit en opposition avec l’esprit, soit comme une lourdeur sentie à cause « du reflux qui l’a rempli de lui-même (seuls l’amoureux et l’enfant ont le cœur gros). »
Parmi toutes ces représentations de l’amour, c’est JE-T-AIME qui fait la plus belle figure 😊 puisqu’il « ne réfère pas à la déclaration d’amour, à l’aveu, mais à la profération répétée du cri d’amour », l’expression étant dépourvue de sens, une holophrase qui « s’accroche à une situation limite : « celle où le sujet est suspendu dans un rapport spéculaire à l’autre» .
Les « signes » de l’amour nourrissent une immense littérature réactive : l’amour est représenté, remis à une esthétique des apparences (c’est Apollon, tout compte fait, qui écrit les romans d’amour). Comme contre-signe, je-t-aime est du côté de Dionysos : la souffrance n’est pas niée (pas même la plainte, le dégoût, le ressentiment), mais, par la profération, elle n’est pas intériorisée : dire je-t-aime (le répéter), c’est expulser le réactif, le renvoyer au monde sourd et dolent des signes—des détours de parole (que cependant je ne cesse jamais de traverser).
En fin de compte, qu’est-ce que l’amour qu’une expérience solitaire où on tourne en rond – apparemment autour de l’« objet » aimé, mais en vérité autour de soi et du langage?
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