Sunday, December 12, 2021

Jean Michel Guenassia, « Le club des incorrigibles optimistes »


Lu du 17 septembre au 25 novembre 2021

Mon vote :


J’essaie de me souvenir qui m’a recommandé Le club des incorrigibles optimistes, de Jean Michel Guenassia, que j’ai mis sur mon étagère « to-read » de GoodReads il y a longtemps (en 2014!) sans le spécifier, comme je fais d’habitude. Je pense quand même qu’il s’agit de Sc@p (dont l’excellente critique, en italien, peut être lue ici) et, si tel est le cas, je te remercie infiniment, mon ami, de m’avoir offert l’opportunité d’une lecture vraiment enrichissante!

Le roman a un double fil narratif : le chemin vers maturité du narrateur Michel Marini, (pendant une période de cinq ans, du 1959 au 1964), et les histoires fragmentées de quelques immigrants de l’Europe d’Est, qui avaient fui le communisme en abandonnant leurs familles, amis et souvent une maison confortable, pour une situation précaire, car leurs diplômes n’étant pas reconnus en France ils doivent souvent accepter des jobs journaliers mal payés.

Michel, qui a 12 ans en 1959, découvre par hasard le « Club des incorrigibles optimistes », où ceux-ci se rencontrent pour jouer aux échecs, discuter de la politique et évoquer les temps passés. C’est ici qu’il voit pour la première fois Jean-Paul Sartre jouer avec Joseph Kessel (l’auteur a avoué que c’est un détail autobiographique) et il va apprendre plus tard que c’est Sartre qui, discrètement et généreusement, aide les membres du club à survivre.

La narration est un permanent aller-retour entre bildungsroman et roman historique qui donne lieu à de petites scènes savoureuses, parfois comiques, parfois dramatiques, parfois anecdotiques, mais presque toujours d’une touchante douceur évocatrice, qu’il s’agit de la famille du narrateur ou des épisodes de la vie de ses amis beaucoup plus vieux que lui.

D’une part, le fait que les parents du narrateur sont un couple mal ajusté (la mère faisant partie d’une famille bourgeoise prétentieuse, tandis que le père est d’origine italienne) est révélé par des scènes parfois dramatiques, parfois d’un comique absurde, comme celle dans laquelle le père chante sous la douche, au désespoir de sa femme qui lui demande d’arrêter parce qu’elle a peur que ses voisins l’entendent chanter en italien, ce qui ne se fait pas, même s’il s’agit de Rigoletto.

De l’autre part, les membres du club forment un personnage collectif vachement pittoresque :

Le premier à me parler fut Virgil, un Roumain avec un accent roulant et chantant qui m’a fait sourire. Ils avaient ça en commun. Des drôles d’accents qui leur faisaient manger la moitié des mots, conjuguer les verbes à l’infinitif, les mettre en début de phrase, bouffer les pronoms, confondre les homonymes, ignorer le masculin et le féminin ou les accoler dans des associations hasardeuses. Parfois, l’un d’entre eux rectifiait et entreprenait de donner un cours de grammaire française truffé d’erreurs. Des discussions interminables et inutiles s’ensuivaient et, même avec les années, prononciation et grammaire ne s’amélioraient pas.

Non moins savoureuse est l’image de Sartre, refaite de petits détails, allusions et apparitions fulgurantes : il est l’éminence grise du club et aussi le révolutionnaire de salon regardé avec une certaine condescendance par quelques-uns des réfugiés, bien qu’il influence la nouvelle génération, ayant droit aux références plus ou moins révérencieuses, comme dans la scène où Cécile, fâchée  contre Franck (le frère aîné du narrateur), qui l’a prise de « petite-bourgeoise moraliste. Comme Camus » lui réplique que lui, il n’est qu’un « petit con prétentieux. Comme Sartre ». D’ailleurs, c’est l’enterrement du père de l’existentialisme, en 1980, au début du roman qui offre au narrateur le prétexte pour plonger dans le passé. Le livre se ferme, symétriquement, avec un autre enterrement, seize ans plus tôt, celui de Sacha.

Enfin, il y a les aperçus derrière le rideau de fer, histoires, anecdotes, tragédies du régime staliniste que les membres du club racontent à Michel, et pour lesquelles ils se sentent plus coupables que victimes :

Proclamer : « On ne savait pas » est un mensonge collectif rassurant. Les Russes comme les Allemands, les Français, les Japonais, les Turcs et les autres savaient ce qui se passait chez eux. Personne n’est dupe. Les arrestations, les expulsions, les exactions, les tortures, les déportations, les exécutions, la propagande, les photos truquées. Celui qui protestait disparaissait. Alors, on se taisait. Igor, Leonid, Vladimir, Imré, Pavel, moi-même et les autres, personne n’ignorait rien. Un jour, la roue s’est arrêtée en face de nous. Nous avons eu la chance de sauver notre peau. Nous ne sommes pas plus innocents que les bourreaux auxquels nous avons échappé. Je reconnais mes fautes et je suis plus bourrelé de remords que lady Macbeth. Au moins quand tu meurs fusillé, tu passes pour un héros et tu finis honoré avec ton nom sur un monument en marbre. Une fois par an, on vient fleurir ta mémoire avec une gerbe ou un petit bouquet de roses ou d’œillets. Ça fait plaisir à ceux qui apportent les fleurs. Moi, j’ai agi par conviction. Faut vraiment être le roi des cons, non ?

En conclusion, peut-être l’écriture de Jean-Michel Guenassia ne se remarque pas par une grande originalité, mais, comme observe Liger Baptiste dans sa critique de L’Express, elle a un je ne sais quoi qui charme et qui touche :

« De la guerre froide à la question algérienne en passant par les mutations sociales et politiques du début des années 1960, Jean-Michel Guenassia n'oublie aucune problématique d'époque sans jamais sacrifier la fiction, la chronique familiale et une vision personnelle de Paris. Le style est fluide, les personnages, touchants, et il est dur de les quitter. D'ailleurs, nombre d'écrivains nationaux feraient bien d'en prendre de la graine. Et de fonder un club... »

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