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Lu du 28 septembre au 5 octobre 2017
Mon vote :
Je regrette un peu, moi aussi, comme tant
d’autres lecteurs matures, de ne pas avoir lu Bonjour, tristesse dans ma jeunesse, bien que je me disculpe un peu
en blâmant le régime communiste de ces temps-là, qui n’aurait jamais permis la
publication et/ ou la traduction d’un tel livre, exemple éloquent du
capitalisme pourri J.
J’avais pourtant lu (et en original, grâce
à ma professeure de français qui me l’avait prêté) Aimez-vous Brahms, en savourant le style élégant et un peu
mélancolique de Françoise Sagan, et c’est de ce style que je me suis souvenu en
premier, dès que j’ai ouvert ce roman, écrit à 18 ans en seulement six semaines
d’été de l’année 1953.
Il faut dire que l’histoire de la
publication de Bonjour, tristesse soit
aussi intéressante que le roman même : encouragée à le publier par une amie, Françoise
Quoirez le dépose à la maison d’édition Temps modernes, où il va apparaître en
1954, mais non sous son vrai nom, car sa famille avait peur de la publicité et
lui a suggéré de chercher un pseudonyme. Grande admiratrice de Proust, elle
choisit le nom de son personnage, le Prince de Sagan, (nom beaucoup plus musical,
d’après moi, que le sien). Le livre provoque des réactions violentes et
contradictoires : admiration pour la qualité de l’écriture d’une part, et
indignation pour le développement des thèmes encore tabou dans la société du
temps, comme l’amour libre, l’alcool, l’amoralité et l’immoralité, etc. de
l’autre. Mémorable est restée l’indignation de François Mauriac, par exemple, catholique
fervent, qui écrit un virulent article contre une auteure qu’il appelle « un charmant
petit monstre de dix-huit ans », article qui aura des conséquences inattendues
pour son auteur, en contribuant amplement à la croissance des ventes du livre. C’est
grâce à ce petit roman que Françoise Sagan est aujourd’hui parmi les plus lus
écrivains français (selon Wikipedia, il est inclus dans la liste des 100
livres français du siècle).
Naturellement, pour un écrivain d’à peu
près 18 ans, l’œuvre est tout à fait remarquable : le choix du titre, la
structure, la construction des personnage, les thèmes, le style, tout démontre
une précocité extraordinaire et c’est peut-être cette précocité qui nous rend
indulgents devant les quelques faiblesses de l’écriture, surtout le danger,
parfois presque imminent, de tomber en mélodrame, une certaine impression de
dilettantisme dans l’introspection et une certaine maladresse dans la gestion
des fils narratifs qui force le lecteur de la suspecter de superficialité.
D’autre part, s’il est vrai que l’adolescence confond souvent le sublime et le
ridicule, l’auteure a réussi, difficile de dire si volontairement ou
involontairement, de surprendre l’héroïne exactement au moment où elle est en
train de faire ce fameux pas :
Je passe vite sur cette période, car je crains, à force de chercher, de retomber dans des souvenirs qui m'accablent moi-même. Déjà, il me suffit de penser au rire heureux d'Anne, à sa gentillesse avec moi et quelque chose me frappe, d'un mauvais coup bas, me fait mal, je m'essouffle contre moi-même. Je me sens si près de ce qu'on appelle la mauvaise conscience que je suis obligée de recourir à des gestes: allumer une cigarette, mettre un disque, téléphoner à un ami. Peu à peu, je pense à autre chose. Mais je n'aime pas cela, de devoir recourir aux déficiences de ma mémoire, à la légèreté de mon esprit, au lieu de les combattre. Je n'aime pas les reconnaître, même pour m'en féliciter.
C’est la dernière phrase du fragment ci-dessus
qui redresse le flux narratif et fait preuve de la grande intuition de la jeune
auteure, en coupant court à la fois le sentimentalisme excessif et l’introspection
hésitante pour mettre en lumière, avec une sincérité brutalement candide, les
« true colours » de Cécile, le plaisir coupable qu’a la petite
manipulatrice, en racontant son histoire, d’insister sur son image de déesse intransigeante,
qui exerce cruellement son pouvoir de jouer avec les émotions et même avec les
vies des autres.
Ainsi le titre gagne-t-il maintenant des
significations inattendues, en nous forçant de nous rappeler que Paul Éluard
avait dans le fond perçu la tristesse, dans sa poésie La vie immédiate qui est le moto du livre (et d’où le roman a tiré d’ailleurs
son titre), comme une apparence, comme une émotion superficielle, en la
comparant à un beau masque derrière lequel ne se cache rien : « Amour
des corps aimables /Puissance de l'amour /Dont l'amabilité surgit / Comme un
monstre sans corps / Tête désappointée /Tristesse beau visage ».
Car en fin des comptes, qu’est-ce que la
tristesse sinon une émotion tiède qui fait semblant couvrir tellement de
nuances (le souvenir d’un pays ensoleillé, la douleur d’un amour perdu, le
mensonge d’un sourire distrait, la cruauté d’une illusion perdue, etc.) tout en
les réduisant à des sentiments légers, à une douleur tranquille et gracieuse,
sans profondeur.
Dans ce contexte, les autres personnages
semblent tout simplement des ombres chinoises – non parce que la narratrice n’a
pas le pouvoir ou la patience de leur donner consistance mais parce que, pour
elle, elles ne sont pas de vraies personnes (ni même son père, le seul qu’elle
aime), mais des pièces en bois (ou en ivoire, si vous voulez) sur un tableau
d’échecs sur laquelle elle se penche attentivement, en calculant chaque
mouvement pour gagner une partie sans adversaire :
Mais je ne disais pas à Elsa de lui céder ni à Anne de m'accompagner à Nice. Je voulais que ce désir au cœur de mon père s'infestât et lui fît commettre une erreur. Je ne pouvais supporter le mépris dont Anne entourait notre vie passée, ce dédain facile pour ce qui avait été pour mon père, pour moi, le bonheur.
Je voulais non pas l'humilier, mais lui faire accepter notre conception de la vie. Il fallait qu'elle sût que mon père l'avait trompée et qu'elle prît cela dans sa valeur objective, comme une passade toute physique, non comme une atteinte à sa valeur personnelle, à sa dignité.
Quand la partie est gagnée elle a beau se
repentir, vu que même ses remords ne sonnent pas vrais, semblant plutôt des
astucieux mises en scène ou mieux des regards émerveillés en arrière, semblables
à ceux d’un artiste qui vient de finir son œuvre et se rend compte qu’elle lui
révèle des nuances plus profondes qu’il n’y aurait pensé :
Elle se redressa alors, décomposée. Elle pleurait. Alors je compris brusquement que je m'étais attaquée à un être vivant et sensible et non pas à une entité. Elle avait dû être une petite fille, un peu secrète, puis une adolescente, puis une femme. Elle avait quarante ans, elle était seule, elle aimait un homme et elle avait espéré être heureuse avec lui dix ans, vingt ans peut-être. Et moi... ce visage, ce visage, c'était mon œuvre. J'étais pétrifiée, je tremblais de tout mon corps contre la portière.
On a donc devant nous un narrateur
incertain construit selon toutes les règles de l’art, une fascinante anti-héroïne
au centre d’un anti-bildungsroman, qui se charge de prouver avec nonchalance que
ce n’est pas seulement le sommeil de la raison qui engendre des monstres mais
aussi l’ennui et la superficialité qu’elle ne veut pas du tout vaincre, au
contraire elle lutte pour le droit de les côtoyer à jamais.
Une autre force de l’écriture, peut-être
la plus grande de toutes, est le style, avec la cadence élégante des
répétitions et énumérations, avec le rythme discret mais tenace des mots monosyllabiques
qui lui confèrent cette ineffable, obsédante musicalité dont tout les critiques
ont parlé et qui continue de te suivre longtemps après avoir fermé le
livre :
Seulement quand je suis dans mon lit, à l'aube, avec le seul bruit des voitures dans Paris, ma mémoire parfois me trahit: l'été revient et tous ses souvenirs. Anne, Anne! Je répète ce nom très bas et très long- temps dans le noir. Quelque chose monte alors en moi que j'accueille par son nom, les yeux fermés: Bonjour Tristesse.
Bonjour,
tristesse n’est
assurément pas un chef-d’œuvre, mais reste quand même un livre intéressant,
bien construit, facile à lire, quelque part au milieu entre livre de vacance et
lecture obligatoire.
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