– Québec Amérique 1999, ISBN 978-2-8903-7993-0
Lu du
6 au 19 février 2015
Mon vote :
Ma première rencontre avec un auteur québécois de langue
française s’est révélée tout à fait charmante. Dans un style simple et robuste
et préférant un néo-réalisme qui se moque éperdument de toutes les trouvailles
postmodernistes de la fin du vingtième siècle, Yves Beauchemin développe dans Les émois d’un marchand de café un thème
aux inépuisables ressources tragi-comiques : le bien qui peut faire du
mal.
Comme pour bien illustrer le proverbe qu’un bienfait ne
reste jamais impuni, le roman suit
les aventures de Guillaume
Tranchemontagne, personnage au nom d’épopée héroï-comique, qui se réveille un
jour profondément mécontent de sa vie une réussite sur le plan social – il a si
bien développé son commerce de café
qu’il est maintenant millionnaire – mais une faillite du point de vue personnel
où il a échoué en tout: comme époux, car il est le principal responsable d’un
divorce amer ; comme père, car non seulement il a été un père froid pour
ses trois enfants desquels il ne se sent pas proche ni même maintenant qu’ils
travaillent avec lui dans sa boîte mais il a abandonné un quatrième auquel il
n’a plus pensé pendant dix-huit ans ; comme personne honnête, car il a
trompé son ancien associé en lui achetant sa partie d’affaire.
A ce bilan peu flatteur s’ajoute une scène qu’il vit à
l’hôpital (où il s’était rendu à cause d’une crise de hernie): une jeune femme
se meurt devant lui d’une tumeur cérébrale en s’excusant auprès de son mari de
ne pas être plus brave face à la mort. C’est en sortant de l’hôpital qu’il s’en
va en bon samaritain dans l’aventure épique de la poursuite du bien, tout en
offrant au lecteur le prétexte de visiter des lieux pittoresques, et de
rencontrer de gens de toute sorte.
Avec un talent descriptif incontestable, le narrateur nous
fait découvrir des endroits d’une beauté inattendue, parfois sauvage, parfois
crispée, comme Verdun ou Fermont. Verdun, par exemple, avec son manque de confiance quant à son
appartenance à Montréal, touche par sa perpétuelle timidité, due à l’hésitation
entre province et métropole, comme une jeune fille qui serait en même temps fière de sa robe neuve et
craintive de ne pas être à la mode :
…à la fois loin et près du cœur fébrile de Montréal, dont les pulsions nerveuses, quoique affaiblies et intermittentes, empêchaient la modeste ville ouvrière de succomber tout à fait à la torpeur des coins perdus, la pénétrant de ce frémissement mystérieux qui anime les grandes cités, où l’on sent que tout peut arriver et que rien d’important ne peut se passer ailleurs.
Fermont, d’autre part, où notre héros s’en va à la
recherche de sa fille Noémie, bâti au milieu de la taïga du Nord, près de
Labrador, a l’aspect un peu hallucinant des villes que l’humanité rêve de construire
un jour sur la Lune ou Mars – petites constructions fragiles se dressant dans
des vastes paysages désertes et hostiles, comme des pièces de lego à la merci
du pied négligent de quelque géant inattentif :
Une immense construction de quatre étages, brun foncé et d’aspect industriel, s’allongeait démesurément devant lui; c’était le fameux mur écran, véritable ville en conserve plantée au milieu de la taïga, et qui contenait cinq cent chambres et logements, un centre commercial, un hôpital, deux écoles, un bar, une brasserie, des restaurants, une piscine, un gymnase et des locaux communautaires; de ses bras largement écartés, le mur-écran était censé protéger le reste de la ville du terrible nordet qui, durant l’hiver, abaissait la température jusqu’au soixante degrés au dessous de zéro.
Ces endroits et autres, surtout
Montréal, ville magique qui cache les gens comme des trésors, sont habités par
des caractères intéressants dans leur diversité, en commençant avec la famille Tranchemontagne
même, où chacun des membres est un type : le méchant Antonin qui sera la
cause indirecte de la mort du héros, l’impulsif Julien qui sera à la fin son
véritable successeur, ou ses sages deux filles qui essaient de maintenir
l’équilibre dans l’orageuse famille. Mais comme je viens de le dire, c’est dans
les portrait que se révèle le véritable talent de l’auteur, un mélange étrange
de finesse et caricature : la première fois que Guillaume voit sa fille Noémie, il la regarde assez
froidement, et elle lui semble assez ordinaire avec ses cheveux châtains et son
air un peu endormi, qui lui rappelle un comptable qu’il avait congédié deux ans
auparavant.
Quant aux aventures proprement-dites,
elles sont parfois hilaires, parfois
burlesques, parfois tragiques, parfois grotesques. En essayant de se racheter du
mal qu’il lui a fait, Guillaume Tranchemontagne précipite la mort à son ancien
associé, car celui-ci est un ivrogne qui va alimenter son vice avec l’argent reçu.
Son ex-femme est loin d’être contente de la piscine qu’il lui a fait construire
comme une surprise dans la cour parce qu’elle va augmenter ses taxes. Un mendiant
qui lui avait ramené le portefeuille perdu refuse de prendre plus de deux
dollars de récompense et lui conseille de ne pas perdre la tête comme il est
arrivé à lui, car « c’est très désagréable ». Enfin, la jeune femme
qu’il a logée et qui lui plaît beaucoup le partage pour quelque temps avec son
fils Julien.
En voyant que presque tous ses
bienfaits ont mal tournés (sauf celui à sa fille qu’il a amenée du Nord) notre
héros dénonce avec amertume le caractère improbable de ses actions, en les
considérant, ironiquement, la source de sa maladie :
– J’ai le cœur tellement sec qu’il a craqué, voilà ce qu’il est arrivé. J’ai essayé d’apprendre à être bon comme on apprendrait le golf. Pure idiotie. La bonté, ça ne s’apprend pas. On naît avec ou on s’en passe. Comme la plupart des gens je suis davantage doué pour la méchanceté – ou pour l’art de la gaffe si on veut.
Le roman s’achève, tranquillement, avec la mort du héros
qui n’entraine ni la destruction de son travail ni la dissolution de sa
famille. Même si Antonin n’a pas été à la hauteur de la responsabilité que son
père lui avait confiée, Julien fera prospérer de nouveau Délicaf, tandis que la
fille perdue et retrouvée, Noémie, développera la petite affaire qu’il avait
commencée à sa retraite. Le final, plein de fraîcheur et d’optimisme, suggère
que le côté un peu farouche, un peu extravagant du père a bien été transmis au
fils, qui à son tour pourra surprendre un jour sa famille, le monde, le
lecteur :
Il vivait toujours avec Caroline. Un peu lasse du métier, elle s’était tournée vers la famille et voulait un autre enfant. Il lui en fit trois, coup sur coup. Il les regarda d’abord grandir d’un air distrait, guère meilleur père que son propre père ne l’avait été, mais quelque chose en lui continuait d’attirer irrésistiblement les gens, et ses enfants n’y échappaient pas plus que les autres. Le soir, à son arrivée à la maison, des cris de joie sauvage l’accueillaient. Les portes claquaient, l’escalier se mettait à trembler et on le prenait d’assaut avec une telle fougue qu’il devait parfois se laisser glisser sur le plancher, écrasé sous la bousculade et les baisers. Alors, malgré sa fatigue, il partait d’un grand rire, délicieusement ému.
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