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Lu du 15 février au 25 mars 2021
Mon vote :
Ça fait tellement longtemps que l’écriture de Pascal Bruckner me fascine, plus d’un décennie, je pense, quand je l’ai découvert d’abord avec Lunes de fiel, qui m’est tombé je ne me souviens plus comment entre les mains, puis avec Les voleurs de beauté. Dès lors, l’auteur est devenu l’un de mes écrivains préférés et pourtant pour un temps je l’ai mis de côté et presque oublié.
Eh bien, Parias m’a rappelé toutes les raisons pour lesquelles je l’aime, car j’ai redécouvert dedans ses anti-héros ténébreux, ses descriptions en filigrane, ses incursions narratives en abîme de l’âme.
Tout comme ses deux autres romans, Parias est un double descensus ad inferos – géographique et psychologique. La voix qui nous accompagne pendant les deux voyages est celle de Frédéric Coste, un jeune journaliste envoyé à Delhi pour couvrir la réélection d’Indira Gandhi (on est donc en janvier 1984), qui se retrouve, presque contre son gré, dans la compagnie de deux hommes, l’archéologue Dominique Menviel et l’agronome Victor Habersham, pour lesquels ils aura des sentiments contradictoires tout le long de son récit, ne sachant pas si les admirer ou mépriser, aimer ou haïr.
Sa première impression de Dominique, qu’il voit d’abord à l’aéroport, accompagné d’une mère inquiète et excessivement possessive, est celle d’« un être grêle, androgyne, aux joues roses, avec une tête de renard, sous des cheveux trop longs et clairsemés », qu’il écarte de ses pensées et oublie sur-le-champ. Mais le destin implacable 😊 veut qu’ils soient assis l’un à côté de l’autre en avion et qu’ils soient rejoints, après une escale, par Habersham, un Américain autoritaire et sarcastique, qui se moque cruellement de Menviel, mais s’érige quand même dans leur protecteur, en s’offrant comme guide de l’Inde qu’il connaît bien, y ayant vécu pour quelques années en tant qu’agronome spécialisé dans la riziculture.
Bien que l’apparition de l’Américain dans la narration soit discontinue, c’est lui qui est le grand maître marionnettiste du destin de Dominique et, indirectement, de Frédéric qui se rend pourtant compte de son caractère ambigu depuis le début :
Sans conteste, M. Habersham était impressionnant d’érudition et de brio. Il agissait un peu comme le curry, il pouvait nous faire avaler n’importe quoi pourvu qu’il usât de cette éloquence qui nous charmait et endormait nos facultés critiques.
Le contraste entre l’apparence éblouissante de sa personnalité et la pourriture profonde de son âme est amplifié, par une astucieuse mise en abyme, de l’image de l’Inde, dont le contraste entre la culture prise pour acquise (vu que « le moindre paysan peut réciter des strophes entières de la Bhagavad Gitâ ou du Ramayana ») et la misère insouciante, presque joyeuse, est aussi fascinante – Victor même la compare à « un long poème qui commence dans l’azur et finit dans l’égout». Les longues descriptions de Frédéric, dont la lumière impitoyable de la raison ne laisse aucun coin de crasse dans l’obscurité, capturent tous ces contrastes, sans aucune empathie ou sympathie, au moins au début :
Partout cela brillait, scintillait, avec des tons criards qui brûlaient la rétine. Jusqu’aux taches rouges du bétel qu’hommes et femmes crachaient dans une averse de sang ininterrompue. Le suint des corps et du bétail, les dépôts d’ordures, les fruits et les fleurs putréfiés, les aromates douceâtres culminaient dans un relent de vie en décomposition qui resterait à jamais pour moi l’odeur de l’Inde.
Une laideur féroce, effrayante gâche pour toujours toute image idéalisée des places légendaires qui aurait traîné dans la ment du lecteur, car dans la ville « cancéreuse, anémique et obèse » de Calcutta, dans l’« Eden ambigu » de Goa, refuge des hippies, drogués et alcooliques européens, ou dans le Bombay se noyant lentement dans « le marécage de ses foules», ne résonnent plus les pas de Kipling, Mircea Eliade, Henri Michaux ou Mark Twain, mais ceux des foules de mendiants contre qui Victor va commencer sa folle croisade.
Un certain pittoresque résulte de la succession des scènes caricaturales et grotesques. C’est dans la caricature que tombe la bureaucratie indienne, laquelle a trouvé un moyen de tenir en ordre ses dossiers en les fermant avec les lacets des chaussures des employés qui les sortent le matin et les récupèrent le soir (Les porteurs de sandales sont sanctionnés d’une diminution de salaire équivalant à « d’autant de bouts de ruban qu’ils n’avaient pu fournir »).
On se retrouve en plein grotesque durant la visite de Welcome 92, un bordel de Bombay qui offre des filles népalaises pâles du moins de 16 ans en tant que « white women », bordel fréquenté surtout par des marins russes et roumains et conduit par une « maquerelle, rombière énorme enveloppée de gaze, de tulle, de soierie et parée jusque dans les ailes du nez de joaillerie indigène » qui récite monotonement les prix : « Dirty hole, very cheap, clean hole, not expensive. Condoms, one roupie. »
En conséquence, ce n’est pas étonnant que le périple en Inde finit dans un déluge de boue :
Des murs de boue, des figures hâves défilaient devant nous. La campagne était noyée sous un liquide brunâtre : il n’y avait pas de limite à la laideur, à la monotonie du monde. Le soleil lui-même, tumeur purulente, cramoisie, enfonçait des aiguilles dans les yeux.
Et encore moins étonnant que, dans ce déluge, cathartique pour le narrateur, Victor est toujours le roi de l’abominable :
Je reculai, horrifié. Ce n’était pas un acte d’humilité, mais un cri de triomphe. Même seul, puant, voûté, réduit à merci, il se prenait encore pour un roi. Cet homme était une idée, une idée fausse. Il avait jeté les Indiens en pâture à cette idée, dont le despotisme subtil l’avait brisé à son tour. Pourtant, même vaincu, il refusait de se soumettre.
Pour finir, je suis étonnée, moi, du manque d’attention du media envers Parias – je n’ai trouvé presque aucune critique sur ce roman en feuilletant le net. Et c’est dommage, parce qu’il n’est pas un livre à ignorer.
Excelenta recomandare, big like :D
ReplyDeleteMulțumesc, lectură, plăcută!
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