– Gallimard, 9 février 2007 ISBN
978-2-07-032448-4
Lu du
3 au 12 décembre 2014
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N’être
ou ne pas naître
Il y a une histoire grecque d’une mère
qui, après avoir rendu un gros service aux dieux est accordée un vœu et elle souhaite
que ses enfants ne connaissent jamais de souffrance. Les dieux les tuent sur-le-champ.
La définition implicite que les dieux,
dans leur bonté cruelle, donnent à la vie humaine est semblable à celle que sous-entend
le petit livre de Cioran, De
l’inconvénient d’être né. Le titre est, évidemment, un euphémisme délibéré,
car, pense l’auteur, les euphémismes « aggravent l’horreur qu’ils sont
censés déguiser. » En même temps, le mot « inconvénient », avec
sa temporisation trompeuse, marque le début de la démonstration impétueuse du
thème suggéré par le titre et repris par l’image qui ouvre le livre, celle du
penseur insomniaque, écoutant anxieusement le bruit du sable dans la
clepsydre :
Trois heures du matin. Je perçois cette seconde, et puis cette autre, je fais le bilan de chaque minute.
Pourquoi tout cela ? – Parce que je suis né.
C’est un type spécial de veilles que dérive la mise en cause de la naissance.
Ainsi est introduit le premier des trois
arguments qui vont être développés tout au long de l’essai pour soutenir
la thèse: le temps. Par le simple fait de naître, l’homme lui confère des
droits absolus et la seule façon de lui échapper est de révéler sans cesse son
caractère trompeur, son règne tyrannique et implacable, c’est-à-dire en
reconnaissant tout de suite la mort escamotée dans toute naissance :
Lorsqu’on aperçoit la fin dans le commencement, on va plus vite que le temps. L’illumination, déception foudroyante, dispense une certitude qui transforme le détrompé en délivré.
Mais le temps n’est pas le seul argument
pour prouver la futilité de l’homme. Son semblable, son frère l’enchaîne
également dans l’éphémère, car le chant de sirène de la société est aussi irrésistible
qu’aveuglant. C’est la société qui cultive l’affreux impulse de perpétuer
l’espèce humaine, impulse dont l’écrivain se délimite avec fierté – « Avoir
commis tous les crimes, hormis celui d’être père ». C’est la société qui
masque son inutilité derrière un relatif confort matériel, babiole polie qui
porte le nom prétentieux de civilisation
– « L’Occident : une pourriture qui sent bon, un cadavre parfumé ».
C’est la société qui nous enseigne des valeurs si vidées de sens qu’elles ne
valent ni même le mot ou le syntagme qui les définissent tels la lutte pour la
liberté, qui s’est dégradée même du point de vue esthétique, car «Les
révolutions sont le sublime de la
mauvaise littérature» ; ou le progrès – mot ronflant qui sert à camoufler
la destruction spirituelle et matérielle vu que tout progrès « est
l’injustice que chaque génération commet à l’égard de celle qui l’a précédée » ; ou
l’amour de son prochain – ce précepte biblique qui contrarie le mépris invétéré
pour la plupart des gens, un dégoût si viscéral qu’« on voudrait
parfois être cannibale, moins pour le plaisir de dévorer tel ou tel que pour
celui de le vomir »; ou l’implication civique qui, proie à
l’exaltation naïve conduit souvent à des associations douteuses: « La
quantité d’exaltés, de détraqués et de dégénérés que j’ai pu admirer !
Soulagement voisin de l’orgasme à l’idée qu’on n’embrassera plus jamais une
cause, quelle qu’elle soit. » (il est possible que ces mots cachent également
le regret de Cioran d’avoir embrassé
l’idéologie légionnaire dans sa jeunesse). Ces mots et autres forment la
matrice axiologique d’une société aveugle et damnée, corrompue et destructive,
malade de mort dès qu’elle a été bâtie :
Partout où les civilisés firent leur apparition pour la première fois, ils furent considérés par les indigènes comme des êtres malfaisants, comme des revenants, des spectres. Jamais comme des vivants !
Intuition inégalée, coup d’œil prophétique, s’il en fut.
Le troisième ennemi doit être cherché dans
le soi-même. Toute sa vie, l’homme cherche le secret de son existence, soit
avec la raison soit avec l’émotion, soit objectivement soit esthétiquement,
sans accepter la dualité de ce bas monde où la seule vérité est le double
entendre, non dans le sens de l’harmonie céleste des contraires mais dans une
acceptation résignée que l’éphémère rend toute opposition non pertinente :
« Vous avez eu tort de miser sur moi ».
Qui pourrait tenir ce langage ? – Dieu et le Raté.
C’est pourquoi le surhomme nietzschéen est
aussi risible et pathétique que l’idée que les valeurs morales sont
rachetables, que l’homme est plus qu’une blague d’épiques proportions et que
l’être idéal peut ressembler à autre chose qu’à un « ange dévasté par
l’humour. »
Le voyage dans l’inconvénient finit avec
la même inquiétude cosmique, avec la même lamentation de l’âme perdue dans le
labyrinthe où trois minotaures également voraces sont aux aguets, prêts à se
régaler de cette incommensurable tristesse qu’est l’existence :
Qu’avez-vous, qu’avez-vous donc ? – Je n’ai rien, je n’ai rien, j’ai fait seulement un bond hors de mon sort, et je ne sais plus maintenant vers quoi me tourner, vers quoi courir…
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