Thursday, December 4, 2014

Marguerite Yourcenar, "L’œuvre au noir"

 – Gallimard Folio le 26 novembre 1984 ISBN 2-07-036798-3



Lu du 10 novembre au 3 décembre 2014

Mon vote : 



Eppur si muove…

« Ecrites pendant les années 60, les pages de L’Œuvre au noir sont hivernales, froides et livides; elles nous renvoient la pâleur de l’époque. Cette luminosité se distingue d’emblée de celle des Mémoires d’Hadrien dont les reflets chauds et dorés nous rappellent les prémices de l’automne. Les vers du demi-dieu affleurent l’encre bleue de Méditerranée comme autant de pépites cuivrées qui annoncent le crépuscule d’un monde. L’hiver du Moyen-âge, lui, nous glace immédiatement les rétines de sa lumière crue et le regard sec de Zénon se mêle à l’obscurantisme de son temps. Une brume épaisse maintient les corps et les esprits dans un clair-obscur qui n’est jamais innocent. Au XVIe siècle, la lucidité est un risque à prendre. »

Ces mots extraits de l’étude de Maxim Blondovski, L’alchimie dans “l’Œuvre au noir” de Marguerite Yourcenar, une interprétation (profondeurdechamps.com) reflètent à merveille mes propres perceptions contradictoires à la lecture du roman, causées à la fois par un horizon d’attente (trop) influencé des glorieuses Mémoires d’Hadrien, puis par l’atmosphère glaciale qui m’a enveloppée tout au long de la lecture et que j’ai suspectée au début provenir de ma propre incapacité de vivre les « aventures du savoir » du personnage et enfin par la distance entre ma pensée et mes émotions de lecteur, qui est demeurée constante même à la fin, car la mort du héros je l’ai contemplée froidement, en accord parfait avec non seulement la sèche voix narrative mais aussi avec l’attitude du héros, qui objective lui aussi  la mort.


Par opposition aux Mémoires d’Hadrien, qui s’insinuent dans ton âme lui touchant à jamais d’une ineffable émotion, L’œuvre au noir s’adresse plutôt à ta raison sceptique et encline à voir plutôt la laideur de ce bas monde  – c’est-à-dire là où une œuvre exulte la beauté de l’homme et son droit à l’immortalité, l’autre déplore l’abjection du même homme et de son destin éphémère. S’agit-il des stéréotypies banales, telles antiquité d’or et moyen-âge obscurantiste ? Pas du tout. Il y a trait plutôt à deux attitudes distinctes devant la vie, le savoir et la mort, qui mènent à deux catégories esthétiques apparentés mais différentes, elles aussi : le sublime et le tragique. Ainsi la grandeur des deux personnages est-elle mise en évidence par le contraste avec leur époque : si Hadrien est le héros sublime dans une société décadente et gracieuse, Zénon est le héros tragique dans une société ignorante et grotesque.  

On pourrait dire (pour finir la comparaison entre les deux œuvres) que la personnalité de Hadrien transcende son monde, tandis que la personnalité de Zénon est finalement écrasée par le sien. C’est pourquoi la reconstitution d’une époque, rendue essentielle dans l’économie du roman, est réalisée brillamment, avec une abondance de détails qui aurait horrifié Aristote, si ferme dans son opinion que les épisodes nuisent à la cohérence du texte. Il y a des pages mémorables à illustrer la mentalité et la couleur du temps, parmi lesquelles le siège de Münster où meurt la mère de Zénon et où la distinction entre victime et agresseur s’efface, tant le comportement des uns et des autres est semblable, ou les scènes de la vie des soldats – d’où ressort l’intéressante figure du cousin de Zénon, Henri-Maximilien cet « aventurier de la puissance » duquel ne reste trace ni même de ses efforts créatifs, ou la description des sectes secrètes qui ressemblent étrangement à de vieux rites païens, ou les procès d’hérésie avec leur épouvantable logique, et ainsi de suite. Un monde dégradé et damné, où l’horrible règne avec autant d’autorité qu’il peut se permettre d’emprunter des accents lyriques :
La peste, venue d’Orient, entra en Allemagne par la Bohème. Elle voyageait sans se presser, au bruit des cloches, comme une impératrice. Penchée sur le verre du buveur, soufflant la chandelle du savant assis parmi ses livres, servant la messe du prêtre, cachée comme une puce dans la chemise des fille de joies, la peste apportait à la vie de tous un élément d’insolente égalité, un âcre et dangereux ferment d’aventure. Le glas répandait dans l’air une insistante rumeur de fête noire…

De ce monde ignorant, pénible et avec une volupté du mal presque indécente essaie de se délimiter Zénon, sans réussir vraiment, car aux obstacles extérieurs (fournis par la société) s’ajoutent ceux intérieurs (découlant de ses propres doutes et peurs). La structure tripartite du livre semble au début contredire le titre, en suggérant que le héros, en passant du travail alchimique et puis médical à la pensée philosophique sera en mesure de traverser toutes les trois phases alchimiques pour arriver à transmuter l’éphémère en éternité, la matière en esprit:  
S’en suivait-il que les phases subséquentes de l’aventure alchimique fussent autre chose que des songes, et qu’un jour il connaîtrait aussi la pureté ascétique de l’Œuvre au Blanc, puis le triomphe conjugué de l’esprit et des sens qui caractérise l’Œuvre au Rouge ?

Pourtant, celui qui était parti à la recherche du soi à vingt ans, qui avait complété ironiquement la définition socratique des limites du savoir humain (« Je sais que je ne sais pas ce que je ne sais pas »), qui avait fait d’alchimie une science et de la médecine une philosophie, celui qui mourra en digne homme comme Giordano Bruno plus tard en choisissant de ne pas se désister de ses idées, cet homme se résignera à constater que sa quête a été inutile et que ses cent pas dans sa cellule où il attend la mort reprennent l’itinéraire circulaire de la vie, itinéraire qu’il avait commencé avec tant de confiance qu’il va être « plus qu’un homme », pour se rendre compte qu’à la fin de sa vie il se trouve au point du départ, et que par dessus les contraintes temporelles, matérielles et spirituelles qui sont les murs du prison de l’être, c’est l’humanité même qui s’engage avec enthousiasme dans sa propre destruction :
L’homme est une entreprise qui a contre elle le temps, la nécessité, la fortune et l’imbécile et toujours croissante primauté du nombre, dit plus posément le philosophe. Les hommes tueront l’homme.

Comme son illustre homonyme, Zénon découvre que la pluralité (ou la divisibilité) ne sont que des apparences, des illusions magiques (des herbes, des métaux, des mots, de la religion) auxquelles seulement  les rigueurs de l'intelligence peuvent s’opposer. Par conséquent, à la fin, le héros trouve un sens à sa vie, même s’il a eu la révélation de l’illusion du mouvement, car
Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ?  
Et puis, la mort pleine de dignité le transforme finalement, au moins on l’espère, dans cette flèche fameuse à laquelle on nie plus le lancement vers le savoir transformé en épiphanie.

Il fit ou crut faire un effort pour se lever, sans bien savoir s’il était secouru ou si au contraire il portait secours. Les grincement des clés tournées et des verrous repoussés ne fut plus pour lui qu’un bruit suraigu de porte qui s’ouvre. Et c’est aussi loin qu’on peut aller dans la fin de Zénon.

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