Friday, March 13, 2015

Michel Houellebecq, "La possibilité d’une île"

 – Livre de poche 2008, ISBN : 2253115525 (ISBN13: 9782253115526)


Lu du 20 février au 12 mars 2015

Mon vote : 


La possibilité d’une île est le premier roman de Michel Houellebecq que je lis mais c’est sûr qu’il ne sera pas le dernier. Son écriture incitante et provocatrice, ou, comme lui-même le dit « singulièrement décapante » a, à peu près, tout ce que je cherche dans un livre : équilibre compositionnel, maîtrise du fil narratif, finesse stylistique, bref, une image qui ressort du tapis (pour emprunter la fameuse métaphore de Henry James) à la fois claire et compliquée, reposante et bouleversante, lumineuse et ombragée.

Sur le thème du manuscrit trouvé (l’histoire de Daniel1 est lue, deux millénaires plus tard par ses descendants Daniel24 et Daniel25) se construit une dystopie singulière, dans laquelle le futur n’est pas cauchemaresque parce ce qu’il a échoué dans la dictature de l’État (comme dans 1984, ou The Handmaid’s Tale, ou Brave New World pour ne pas citer que les plus fameuses), mais parce qu’il a « amélioré » l’homme, tout en le transformant  dans une « machine consciente » dépourvue de toute émotion et par conséquent, de toute frénésie d’exister qui définissait son humanité.


S’inspirant d’une « secte athée » qui a fait des vagues dans les années 2003, ce mouvement raëlien qui prétendait, entre autres, avoir réussi à cloner l’homme (selon Wikipédia), le roman, par l’entremise de deux voix narratives (car Daniel24 et Daniel25 parlent dans le fond à l’unisson) présente en parallèle et en antithèse deux mondes : celui actuel, gouverné comme nous le savons tous par les émotions les plus abjectes et les passions les plus destructives, mais rêvant  à l’harmonie et à l’équilibre émotionnel et celui futur qui, 2000 ans après, est gouverné par la raison froide, mais hanté inconsciemment par la nostalgie du passé. Quant aux deux Daniel, ils sont une réinterprétation ingénieuse du double romantique, du  Dr. Jekyll and Mr. Hyde, apparemment divers, dans le fond la même image, inversée dans le miroir.

La vie de Daniel1, inspirée, disent les commères, par celle de l’auteur même, semble, au début, celle d’un sale cynique, qui, depuis longtemps est auteur et acteur de spectacles qui exhibent le plus ignoble racisme dans des sketch d’un humour de pire espèce. Cultivant une image de bouffon du roi, il apparaît dans les yeux du public comme un « paladin paradoxal du monde libre ». De cette position il profère ses blagues douteuses,  un peu comme celles de Charlie Hébdo, mais sans son dénouement tragique :

Dès l’ouverture j’abordais le thème du conflit du Proche-Orient – ce qui m’avait déjà valu quelques jolis succès médiatiques – d’une manière, comme l’écrivait le journaliste du Monde, « singulièrement décapante ». Le premier sketch, intitulé « LE COMBAT DES MINUSCULES » mettait en scène des Arabes – rebaptisés « vermine d’Allah » - , des Juifs – qualifiés de « poux circoncis » - et même des chrétiens libanais, affligés du plaisant sobriquet « morpions du con de Marie ». (…) la suite du spectacle comportait une désopilante saynète intitulée « LES PALESTINIENS SONT RIDICULES » dans laquelle j’enfilais une variété d’allusions burlesques et salaces autour des bâtons de dynamite que les militants du Hamas s’enroulaient autour de la taille afin de fabriquer de la pâtée de Juif. 

Ces spectacles qui lui ont valu la célébrité et la richesse naissent, pourtant, d’un profond dépit envers l’humanité, et portent le message subliminal que, étant donné l’inutilité de tout effort humain vers l’harmonie, l’humanité mérite d’être détruite. Le rire, duquel il s’est fait une profession, n’est pour Daniel1 qu’une preuve incontestable de la cruauté humaine, une grimace qui étale à la fois une profonde laideur physique et psychique:

Si l’homme rit, s’il est le seul, parmi le règne animal, à exhiber cette atroce déformation faciale, c’est également qu’il est le seul, dépassant l’égoïsme de la nature animale, à avoir atteint le stade infernal et suprême de la cruauté.

C’est en complétion de cette affirmation que Daniel24 va nous informer que chez les néo-humains le rire est depuis longtemps éteint et fait maintenant seulement l’objet de quelques recherches. Aussi ont-elles été éradiquées les autres valeurs humaines, si belles en théorie, mais si mal mises en pratique et dont le premier Daniel prévoyait déjà la disparition: la morale (remplacée par d’autres valeurs « axées depuis quelques décennies sur la compétition, l’innovation et l’énergie, plus que sur la fidélité et le devoir »), la pitié (étant donné que « toute émotion est kitsch, pratiquement par définition »), l’amour (« Jeunesse, beauté, force : les critères de l’amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme. »), et ainsi de suite, valeurs devenues obsolètes dans un monde qui abhorre la vie sociale, les relations interhumaines. Pourtant, cette vie paisible et solitaire n’est, elle non plus, ce que l’humanité a rêvé, seulement ce qu’elle a cru être son idéal, car il est dépourvu de plaisir :

La vie des hommes avait été, en gros, semblable et placée sous la domination de la souffrance, avec des brefs instants de plaisirs liés à la conscientisation de l’instinct, devenu désir dans l’espèce humaine. Celle des néo-humains se voulait apaisée, rationnelle, éloignée du plaisir comme de la souffrance et mon départ était là pour témoigner de son échec. Les Futurs, peut-être, connaitraient la joie, autre nom du plaisir continué.

Il semblerait que l’échec ne soit pas, en fin de compte, une question de mauvais choix, mais il s’explique plutôt par l’impossibilité de l’âme de définir le bonheur, par son aspiration perpétuelle envers quelque chose qui lui échappe mais qu’elle semble toujours entrevoir, que ce soit la minuscule planète du Petit Prince, la Pala de Huxley, ou la Lanzarote des Daniel. Au moins, c’est ce qui suggère la fin de cet inquiétant roman, malgré le ton résigné qui porte la même manque de confiance dans le pouvoir de l’homme de sortir du piège des dimensions :

Je me baignais longtemps, sous le soleil comme sous la lumière des étoiles, et je ne ressentais rien d’autre qu’une légère sensation obscure et nutritive. Le bonheur n’était pas un horizon possible. Le monde avait trahi. Mon corps m’appartenait pour un bref laps de temps ; je n’atteindrais jamais l’objectif assigné. Le futur était vide ; il était la montagne. Mes rêves étaient peuplés de présences émotives. J’étais, je n’étais plus. La vie était réelle.

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