– Éditions Rencontre Lausanne, 1961
Relu du 1er février au 4 mars 2015
Mon
vote :
Il a déjà été dit plusieurs fois, mais je
ne me fatigue jamais de le redire, émerveillée – la fascination des classiques se
trouve, pardonnez-moi le truisme, dans leur impeccable classicisme –
c’est-à-dire, dans le fait qu’ils sont
en même temps anciens et actuels, connus et surprenants, lus et à
découvrir.
Je relis, pour la troisième fois, je
pense, Le Rouge et le Noir, et sa
modernité m’éblouit comme si je le lisais pour la première fois. Je sais bien
que Stendhal a été un innovateur dans le roman du XIXe siècle, et qu’il a
contrarié ses contemporains par sa capacité, entre autres, de réinventer la
sensibilité romantique avec des moyens réalistes, ce qui a fait Prosper
Mérimée, si je me rappelle bien, lui reprocher d’avoir trahi l’idéal de l’art
en dévoilant les tares indicibles de l’âme humaine. Mais je sais également que
l’innovation littéraire n’est pas toujours une garantie d’immortalité, surtout
étant donné la rapidité avec laquelle les nouveautés se démodent pour faire
place à d’autres nouveautés.
Pourtant, dans notre époque littéraire si flegmatique
pour ne pas dire cynique, ou tout semble avoir été dit, écrit, essayé, voici un
roman qui peut encore étonner, non nécessairement par les méthodes employés (la
plupart étaient déjà connues de son temps, les autres sont entrées dans la
normalité de l’écriture par après), mais par l’étrange rencontre de ces
méthodes apparemment contradictoires dans une seule œuvre qui peut être
considérée à la fois réaliste, romantique, sociale, psychologique, historique,
autoréférentielle, métaromanesque, etc. – vu que tous ces termes semblent à la
fois justes et inappropriés, selon cette habitude écolière d’utiliser
l’alternance (ou… ou) plutôt que l’addition (et… et) pour caractériser un écrit
et les voici regroupées et entremêlées dans une harmonie étonnante là où on
aurait pu accuser l’hybridité, la superficialité et même l’incohérence…
Sans parler du double registre de la
narration, lui aussi contradictoire : grave et ironique à la fois, en vrai
roman postmoderne : la fameuse ironie romantique des quelques passages
isolés (dans lesquels le narrateur s’interroge soit de la sagesse d’inclure
dans le roman des scènes politiques susceptibles à ennuyer le lecteur, soit des
scènes de mœurs susceptibles à le férir) est remplacée et surpassée par une
ironie plus subtile toutes les fois que le narrateur soit joue avec la
perception du lecteur en lui suggérant des points de vue sur les personnages qui
s’avèrent partiels ou inexactes soit l’utilise comme moyen d’introspection. Au début
du roman, par exemple, le point de vue du narrateur nous impose l’image d’un Julien
ambitieux mais borné, dont l’orgueil se substitue à l’intelligence :
« Avec une âme de feu, Julien avait une de ces mémoires étonnantes si
souvent unies à la sottise ». Plus loin, pourtant, nous retrouvons le même
héros s’autoironisant avec une finesse qui s’échappe à toute suspicion de
pauvreté d’esprit :
Julien atteignit à un tel degré de perfection dans ce genre d’éloquence, qui a remplacé la rapidité d’action de l’empire, qu’il finit par s’ennuyer lui-même par le son de ses paroles.
Comme un bildungsroman, le livre suit le
destin de Julien autour du thème de l’inné et l’acquis. Ses traits de caractère
fondamentaux – l’intelligence, l’orgueil et l’ambition vont l’aider à conquérir
une société censée à le mépriser pour son origine humble, mais ces mêmes traits
vont le perdre. Dans la préface de mon édition, le professeur V. Del Litto voit
en Julien plutôt quelqu’un gouverné par le sentiment que par la raison : « L’ambition
et l’hypocrisie ne forment qu’apparemment le fond du caractère de Julien Sorel.
Si le jeune homme en véritable disciple de feu Tartuffe, n’avait poursuivi que
des buts ambitieux, il ne se serait pas livré au meurtre. Vouloir tuer, et
d’une manière si spectaculaire, n’est pas le fait d’un ambitieux, mais d’un
passionnel. De fait, l’hypocrisie n’est pour Julien qu’une attitude imposée par
la société où il est obligé de vivre. »
L’hypothèse est séduisante, mais elle ne
me semble pas tout à fait juste. Moi, je vois en Julien un orgueilleux démesuré
plutôt qu’un ambitieux ou un passionnel. C’est l’orgueil blessé et non l’amour qui le pousse à tirer sur Mme
de Rênal, l’insulte qu’il a subie à cause de sa lettre et qui ne peut pas être
effacée qu’avec le sang. Amour, avenir, vie, rien n’est plus important que
réparer cette offense.
S’il est vrai que l’amour prend, comme le
croit Stendhal quatre formes, amour-goût, amour-physique, amour-vanité et
amour-passion, c’est l’amour-vanité ce que Julien éprouve pour les deux
femmes : en ce qui concerne Mme de Rênal c’est la vanité d’avoir réussi les
défis qu’il s’est proposés et de se faire aimer par une femme dont la condition
sociale est bien supérieure à lui ; en ce qui concerne Mathilde de La Mole
la vanité de se faire aimer par la plus belle fille de la haute société (n’oublions
pas qu’elle lui semble plutôt laide au début) et bien-sûr de triompher contre
ses rivaux au noms illustres. Quant à Mathilde, son amour est aussi un
« amour de tête » né de sa fierté, de la conscience de sa
supériorité. Deux mises en abyme ou si vous voulez deux présages annoncent le
destin de ces deux personnages : la page de journal avec l’article d’un
crime passionnel que Julien voit dans l’église au début du roman et le conte
tragique d’amour entre Boniface de La Mole et la reine Margueritte de Navarre.
La seule qui vit l’amour passionnel (le seul vrai amour, selon Stendhal) et la
seule qui va mourir à cause de cet amour, est Mme de Rênal. Même l’amour que
Julien lui déclare après sa tentative de meurtre, n’est pas le vrai – c’est
plutôt cet amour-goût, né de son désir de laisser après lui le souvenir d’un
sentiment exaltant, ennoblissant, et, pourquoi non, compensatoire :
« Ai-je beaucoup aimé ? Ah ! j’ai aimé Mme de Rénal, mais ma conduite a été atroce. Là, comme ailleurs, le mérite simple et modeste a été abandonné pour ce qui est brillant… »
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